SLFP - Francis Ponge Francis Ponge
Accueil > La Recherche > COMPTES RENDUS > Correspondance. Camus / Ponge

Correspondance. Camus / Ponge

Compte rendu de la Correspondance entre Albert Camus et Francis Ponge

Elisabeth Le Corre

Albert Camus, Francis Ponge, Correspondance (1941-1957), édition établie, présentée et annotée par Jean-Marie Gleize, Paris, Gallimard, 2013, 157 p.

Les relations d’Albert Camus et Francis Ponge avaient déjà retenu l’attention de plusieurs chercheurs [1]. La longue lettre de Camus sur Le Parti-pris des choses, reproduite en ouverture de la NRF pour son numéro d’« Hommage à Francis Ponge [2] », l’extrait inséré dans le Savon [3], les « Réflexions en lisant l’"Essai sur l’absurde" » placées en exergue des « Pages bis » des Proêmes, constituaient la partie émergée d’un iceberg dont on devinait l’importance. La publication de la Correspondance par Jean-Marie Gleize permet enfin de lire le dialogue philosophique et littéraire de deux hommes unis par une brève et intense amitié, et de prendre la mesure de leur influence réciproque.

Une amitié en temps de guerre

L’amitié qui lie Ponge et Camus n’est pas le fruit du hasard. Leurs affinités avec la NRF, leur engagement dans la Résistance, leurs amis communs – René Leynaud, Pascal Pia – les prédisposaient à se rapprocher. Cependant, après Gérard Farasse [4], Jean-Marie Gleize le souligne : Ponge va à la rencontre de l’œuvre, avant celle de l’homme. En 1941, Pia lui envoie les manuscrits de L’Étranger et de L’Essai sur l’absurde qui deviendra Le Mythe de Sisyphe ; enthousiasmé, Ponge lui demande d’organiser une rencontre avec Camus. Celle-ci a lieu le 17 janvier 1943 à Lyon ; elle sera suivie de quelques autres, mais surtout d’une correspondance suivie tout au long de l’année. Au-delà des affinités littéraires, les lettres échangées témoignent d’une estime réciproque : Ponge et Camus évoquent le plaisir des moments partagés, et déplorent qu’ils soient si rares en raison des circonstances. La guerre impose un climat de morosité et suscite une inquiétude, pour eux (« un peu inquiet d’être sans nouvelles de vous [5] », écrit Ponge) et pour leurs proches. Les formules d’adresse (on passe de « Mon cher Ponge » à « Mon vieux Ponge » chez Camus, tandis que Ponge s’en tient à un plus neutre « Cher Camus »), de congé (« je vous serre très amicalement les mains [6] », peut-on encore lire chez Camus ; « Enfin, de vous embrasser [7] », conclut Ponge), le passage du vouvoiement au tutoiement en décembre 1943 sont le signe de cette complicité croissante. Ponge multiplie les protestations d’amitié (« En tout cas, je n’ai jamais été aussi sûr qu’aujourd’hui de vous aimer toujours [8] »).
Cette amitié paraît d’autant plus précieuse que, Jean-Marie Gleize le rappelle dans son introduction, l’année 1943 est bien sombre pour Camus, de santé fragile, séparé de Francine, séjournant au Panelier dans une pension de famille austère : « pour tout dire, l’exil me pèse », confie-t-il à son ami le 11 mars [9]. À partir d’octobre, il occupe un poste de lecteur chez Gallimard à Paris, mais malgré ses nombreuses occupations, il continue à se sentir « curieusement stérile – plein de doutes et plutôt triste [10] ». De son côté, Ponge est heureux sur le plan familial – il habite Roanne avec Odette et Armande, et semble relativement serein même s’il est en proie à d’importantes difficultés financières – mais il tarde à voir son œuvre publiée : il rend compte à Camus de ses démarches et de ses doutes, qui peuvent également s’expliquer par la nouvelle méthode qu’il est en train d’expérimenter.
En 1944, l’espacement des lettres reflète l’éloignement progressif des deux hommes. Leurs contacts deviennent épisodiques après la guerre : en 1946, ils s’écrivent à propos de la publication d’un recueil d’hommage à René Leynaud. Le ton est assez froid et les propos, purement factuels ; c’est la mémoire de leur ami commun qui les réunit ponctuellement. En 1956, Ponge demande à Camus s’il accepte de faire figurer, dans le numéro d’hommage que prépare la NRF pour le 1er septembre, la longue lettre sur Le Parti-pris des choses écrite en 1943. Conscient que leur amitié est moribonde, Ponge tente de la raviver et se voit opposer une fin de non recevoir : « Elle [la lettre] parle, à mes yeux du moins, d’une amitié pour laquelle je n’ai certainement pas assez fait mais contre laquelle je n’ai certainement rien fait, et qui pourtant s’est endormie dans toutes ces années [11] ». La dernière lettre du recueil exprime les condoléances de Francis et Odette Ponge à Christiane Faure, sœur de Francine Camus – signe d’une fidélité qui résiste, malgré tout, à l’épreuve du temps.

Une « possible fécondation réciproque [12]  »  ?

Le dialogue entre Ponge et Camus se fonde sur le constat commun de l’absurdité du monde et la définition de l’œuvre absurde, à partir du Parti pris des choses et du futur Mythe de Sisyphe. Ponge, qui est « l’un des tout premiers lecteurs des œuvres de la "période absurde" » [13], se dit d’emblée passionné par les pages dactylographiées de l’essai envoyé par Pia : « Au point où j’en étais avec "ma pensée" […] ce livre tombe à pic, dans les abymes d’icelle, pour en précipiter la précipitation [14]… » Les « Pages bis » publiées dans les Proêmes montrent bien que la lecture de Camus agit comme un stimulant. En citant Kierkegaard et Husserl, Camus, dit Ponge, fait écho à sa démarche. Ponge reconnaît la nécessité de s’exprimer plutôt que de se taire en publiant « des descriptions ou relations d’échecs de descriptions [15] » mais oppose, à la nostalgie camusienne de l’absolu, une pensée du relatif et une pratique. Le Mythe de Sisyphe accorde selon lui trop peu d’importance à la question de l’expression. Dans sa lettre du 27 janvier 1943, Camus répond qu’il « rencontre » dans ces pages la « préoccupation qui [lui] est essentielle [16] », et développe longuement, à son tour, les points de convergence, au risque d’estomper les différences ou de forcer les rapprochements : Le Parti-Pris des choses est selon lui une « œuvre absurde à l’état pur » qui « décrit parce qu’elle échoue [17] » et qui exprime le relatif par les objets ; Ponge est hanté par la nostalgie de l’absolu, et Camus lui-même, bien que pétri de métaphysique, est capable de relativisme politique. Ponge remercie Camus de ces remarques (« vos encouragements amicaux me travaillent ; l’émulation fait aussi son œuvre [18] »).
Les autres œuvres de Camus suscitent moins de réactions et d’éloges de la part de son aîné. De L’Étranger, Ponge dit seulement apprécier le « classicisme absurde – ou contre l’absurde [19] ». Il trouve que Le Malentendu est une « excellente pièce de théâtre tout à fait réjouissante par son caractère bien fait [20] », sans commenter la portée philosophique de celui-ci. Enfin, pour rassurer Camus, il déclare aimer La Peste : « je t’y vois tout entier, livré comme nulle part, ingénument, comme je t’aime – Puis, j’aime tant qu’on traite un sujet [21] ». L’œuvre fictionnelle intéresse moins Ponge que l’essai philosophique auquel elle s’adosse.
De son côté, Camus admire les textes que Ponge lui envoie, même s’il n’est pas sûr qu’il les comprenne. Il apprécie La Rage de l’expression et les Douze petits écrits, voyant dans le « Monologue de l’Employé » ou le « Compliment à l’Industriel » L’Étranger avant la lettre. L’intention du Savon lui échappe par « excès d’ellipse [22] ». Surtout, il conseille, stimule, encourage Ponge, et lui ouvre autant de portes que possible. Il l’aide à choisir des textes pour L’Anthologie des poètes de la NRF [23]. Lorsque Tardieu recherche des textes à mettre en scène, Camus propose à Ponge de lui soumettre Le Savon [24].
Cette correspondance confirme la nécessité d’étudier la lettre comme pratique d’écriture et genre littéraire à part entière. Les lettres sont d’une grande variété, relevant de la critique littéraire, de l’essai philosophique, de l’« article rentré [25] », voire du manifeste politique. Les brouillons de Ponge publiés par Jean-Marie Gleize « dans la mesure » où ils ont paru « significatif de son travail d’écrivain [26] » attestent du soin apporté à ces écrits ; certains prennent la forme de « notes » lapidaires qui précisent, abruptement, la pensée de l’auteur. Enfin, en faisant figurer des lettres de Camus dans son œuvre, Ponge en accentue la dimension dialogique, voire critique, et illustre plus clairement encore le processus de création.

Tensions et désaccords

Comment, alors, expliquer l’éloignement progressif de Ponge et Camus après 1944 ? Dès les premières lettres, des divergences se profilent. Divergences de statut d’abord : c’est en philosophe que s’exprime Camus, en artiste que parle Ponge [27]. Divergences à propos de la religion, ensuite : dans sa longue lettre du 12 septembre 1943, Ponge invite Camus à s’expliquer sur son rapport avec le catholicisme et expose son point de vue : refusant toute métaphysique, récusant toute affinité entre les communistes et les catholiques, il voit en l’Église un instrument d’exploitation et d’oppression, de mauvaise conscience. « Eux des éteigneurs, des étouffeurs ; nous des suscitateurs de la conscience claire et de l’énergie humaine, ou de la virilité [28] », écrit-il dans son brouillon. Camus ne partage pas son avis : par loyauté, par « honnêteté » – valeur qu’il revendique par-dessus toutes – il veut reconnaître au catholicisme toute sa grandeur dont Pascal, Bernanos, Newman sont témoins [29]. Son « objection au christianisme » s’enracine plutôt dans sa foi en l’homme tel qu’il est, grandi par son exigence de justice. Divergences politiques enfin : Ponge rêve d’un homme « nouveau », qui n’ayant « cure » du « problème [...] métaphysique [30] », sera délivré de sa mauvaise conscience et de son désespoir et pourra décider librement de son destin social. Ce messianisme gêne Camus, qui refuse de croire que le communisme sera le modèle du monde nouveau.
Au-delà de ces dissensions, les critiques ont proposé plusieurs explications de cet éloignement, que Jean-Marie Gleize résume en partie dans son introduction. Selon Claire Boaretto, un article du communiste Pierre Hervé dans Action, critiquant certains militants du Mouvement de Libération national, aurait blessé Camus. La Correspondance inclut la réponse de Francis Ponge à Pierre Hervé : Ponge y réaffirme son amitié pour Camus par-delà leurs désaccords politiques, et Camus accuse poliment réception de cette démarche. Selon Herbert Lottman, une anecdote aurait révélé la différence entre Ponge l’ascète et Camus l’arriviste. François Noudelmann pense que « l’éloignement de Camus, en 1949, vient de leurs différences d’appréciation sur la bonne distance vis-à-vis du communisme [31] ». Gérard Farasse rappelle enfin qu’« [à] la suite de la publication de L’Homme révolté, Ponge écrit quelque dix pages d’une violence extrême qui manifestent autant de détestation qu’il témoignait d’amitié sans réserves lors de leur rencontre [32] », accusant Camus de l’avoir plagié, le traitant de « Sous-Barrès » [33]. Même si ces pages n’étaient pas destinées à la publication, elles peuvent expliquer l’aigreur de Camus lorsque Ponge lui demande de faire figurer son article dans le numéro d’hommage de la NRF. Enfin, il n’est pas impossible que l’amitié de Camus avec René Char ait suscité la jalousie de Ponge.

Si les deux hommes finissent par s’éloigner au point de ne plus parler la même langue, la correspondance laisse entendre la richesse et la fécondité de leurs harmoniques et de leurs désaccords. Ponge résume cette ambivalence dans cette belle formule : « Il ne s’agit que de sympathie, et plus. [...] (De faire l’amour avec lui) c.à.d. d’une certaine façon me battre avec lui [34] ».

Elisabeth Le Corre


Pour citer cette ressource :

Elisabeth Le Corre, « Albert Camus, Francis Ponge, Correspondance (1941-1957) », Publications en ligne de la SLFP, automne 2018. URL : http://francisponge-slfp.ens-lyon.fr/?Correspondance-Camus-Ponge


Notes

[1Voir par exemple François Noudelmann, « Francis Ponge », Dictionnaire Albert Camus, Robert Laffont, coll. « Bouquins », p. 699-700 ; Herbert Lotman, Albert Camus, traduit de l’américain par Marianne Véron, Seuil, coll. « Biographie », 1978, p. 291-293 puis p. 322-323 ; Gérard Farasse, Francis Ponge. Vies parallèles, chapitre III « Albert Camus. L’absurde et l’après », Alcide, 2011, p. 77-115.

[2Cette lettre du 27 janvier 1943 est publiée dans le numéro 45 de La NRF le 1er septembre 1956.

[3Il s’agit de la lettre d’Albert Camus à Francis Ponge datée du 28 juillet 1943. Voir Francis Ponge, Le Savon, dans Œuvres complètes, t. II, éd. Bernard Beugnot, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2002, p. 372-373.

[4« La rencontre avec Camus est d’abord la rencontre avec un texte »(Gérard Farasse, op. cit., p. 82).

[5Francis Ponge à Albert Camus, 8 juillet 1943, dans Albert Camus-Francis Ponge, Correspondance, éd. Jean-Marie Gleize, Gallimard, coll. « NRF » [désormais Correspondance], 2013, p. 50.

[6Lettre d’Albert Camus à Francis Ponge, 11 mars 1943, Correspondance, p. 43.

[7Lettre de Francis Ponge à Albert Camus, 12 septembre 1943, Correspondance, p. 89.

[8Lettre de Francis Ponge à Albert Camus, 1er octobre 1943, Correspondance, p. 104.

[9Lettre d’Albert Camus à Francis Ponge, 11 mars 1943, Correspondance, p. 43.

[10Albert Camus à Francis Ponge, 14 novembre 1943, Correspondance, p. 106.

[11Lettre d’Albert Camus à Francis Ponge, 3 septembre 1956, Correspondance, p. 146-147.

[12Lettre de Francis Ponge à Albert Camus, 12 septembre 1943, Correspondance, p. 84.

[13Gérard Farasse, op. cit., p. 82.

[14Lettre de Francis Ponge à Pascal Pia, 27 août 1941, Correspondance, p. 27.

[15Francis Ponge, Proêmes, « Pages bis », I. « Réflexions en lisant l’"Essai sur l’absurde" », dans Œuvres complètes vol. I, éd. Bernard Beugnot, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1999, p. 207.

[16Lettre d’Albert Camus à Francis Ponge, 27 janvier 1943, Correspondance, p. 32.

[17Ibid.

[18Lettre de Francis Ponge à Albert Camus, 3 mars 1943, Correspondance, p. 41.

[19Ibid.

[20Lettre de Francis Ponge à Albert Camus, 14 avril 1943, Correspondance, p. 45.

[21Lettre de Francis Ponge à Albert Camus, 16 août 1947, Correspondance, p. 40.

[22Lettre d’Albert Camus à Francis Ponge, 28 juillet 1943, Correspondance, p. 59-60.

[23Voir la lettre d’Albert Camus à Francis Ponge, 11 juillet 1943, Correspondance, p. 54-55.

[24Voir la lettre d’Albert Camus à Francis Ponge, 18 novembre 1943, Correspondance, p. 107.

[25Lettre d’Albert Camus à Francis Ponge, 27 janvier 1943, Correspondance, p. 39.

[26Jean-Marie Gleize, « Avertissement », dans Correspondance, p. 23.

[27« Vous me demandez, dirai-je à C., de devenir philosophe. Mais non, je n’en tiens pas pour la confusion des genres. Je suis artiste en prose (?) » (Francis Ponge, « Pages bis », VI, op. cit., p. 215).

[28« Réponse à la lettre de A. Camus du 30 août 1943 », Correspondance, p. 78.

[29Le regard de Camus sur l’Église et le clergé change au cours de la Seconde guerre mondiale sous l’influence des prêtres résistants qu’il côtoie. Sur ce point, je me permets de renvoyer à mon article « Église », dans le Dictionnaire Albert Camus, op. cit., p. 242-244.

[30Francis Ponge, Proêmes, « Pages bis » II, op. cit., p. 209.

[31François Noudelmann, op. cit., p. 700.

[32Gérard Farasse, op. cit., p. 111. Les « Notes en lisant L’Essai sur la révolte », datées du 18.11.51, sont publiées dans Pages d’atelier, 1917-1982, éd. Bernard Beugnot, Gallimard, 2005, p. 273-278.

[33Francis Ponge, « Notes en lisant L’Essai sur la révolte », op. cit., p. 275.

[34Francis Ponge, « Réponse à la lettre de A. Camus du 30 août 1943 », Correspondance, p. 74.

Mis en ligne le 16 janvier 2018, par Valentin Fesquet