Présentation du livre par l’éditeur :
Pour ne rien dire de son rapport problématique au statut de poète, le propre de Francis Ponge, au sein de la présente collection, est sans doute, à la différence de nombre de ses contemporains, de n’avoir jamais écrit pour le cinéma, et même assez peu sur ou autour du cinéma. Davantage téléphage que cinéphile, il ne s’en est pas moins avéré un étonnant suscitateur (terme qu’il revendique dans un contexte tout différent) de cinéma, sans même qu’il soit nécessaire d’assigner à un tel processus une part univoque d’intentionnalité ou de causalité. Une admiration réciproque, mais sans concession, s’est ainsi tissée entre Ponge et Bresson, notamment autour de questions telles que la choséité, l’animalité ou la « spiritualité ». Par ailleurs, si le Jean-Luc Godard de Deux ou trois choses que je sais d’elle sut emprunter esthétiquement et politiquement, plus encore que citationnellement, au poète des objets, Jean-Daniel Pollet éprouva pour ce dernier une véritable fascination, perceptible dès Méditerranée et, surtout, dans Dieu sait quoi , qui s’efforce de recréer une perception pongienne du monde phénoménologique. Ce rapport du cinéma à Ponge ne doit pas, cependant, occulter le symétrique inverse : les dossiers-chantiers du poète, dont l’intérêt pour la cinétique ne s’est jamais démenti, ne s’apparentent-ils pas tout à la fois aux états successifs d’un scénario et au making-of d’un film ?
Philippe Met est professeur de littérature française et de cinéma à l’Université de Pennsylvanie (Philadelphie, États-Unis), et rédacteur en chef de la revue French Forum. Outre une quatre-vingtaine d’articles, il a publié ou dirigé plusieurs ouvrages consacrés à la poésie, au fantastique et au cinéma (d’auteur et de genre).
On retrouvera la réflexion de Philippe Met portant sur le cinéma dans "Ponge et Bresson, ou comment (ne pas) faire l’âne", à paraître en décembre 2019 dans les Actes du colloque de Cerisy-la-Salle, "Francis Ponge, ateliers contemporains", aux éditions Classiques Garnier (p. 317-332).
Nous remercions Philippe Met d’avoir autorisé la publication de l’extrait suivant de la deuxième partie du livre (« Ponge et Pollet : du dépassement du pléonasme au déplacement de la digression », Ponge et le cinéma, p. 93-94).
M. F.
Au détour de ce carnet de voyage kaléidoscopique qu’est Trois Jours en Grèce, où Ponge côtoie, outre son compatriote admiré Claudel, les Hellènes Homère, Théocrite, Euripides, et surtout Yannis Rítsos, au grand registre des citations, une voix, a priori celle de Jean Thibaudeau, relate l’anecdote suivante :
Un soir, à Athènes, Jean-Daniel me disait : « Mon film, c’est un vase : on peut le remplir, de tout ce que l’on veut ». Et je lui ai répondu : « Non. Pour moi, un vase doit être vide, sonore, musical, et je ne saurais qu’y tracer dessus quelques petits traits de paroles qu’on pourrait effacer facilement ».
Remplissage contre labilité. S’agissant de deux très fins connaisseurs de l’œuvre pongienne, il fait peu de doute que le vase, au reste périodiquement visualisé sous les espèces de la céramique antique dans la filmographie polletienne, fait deviner en filigrane - ou entendre en sourdine - un récipient apparenté, « objet médiocre » ou « simple intermédiaire [1] », qui s’avérera en coda métaphoriser le processus de la parole : la cruche. Laquelle oscille incessamment entre les deux pôles posés par Pollet et Thibaudeau - autrement dit, entre le plein et le vide :
Cruche d’abord est vide et le plus tôt possible vide encore.
Cruche vide est sonore.
Cruche d’abord est vide et s’emplit en chantant [2] ».