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Alfonso Barguñó Viana, El suscitador. Apuntes sobre Francis Ponge

Roland Béhar

Mis en ligne le 21 juillet 2021, par Luigi Magno

Voir en ligne : Voir également la présentation du livre sur le site de l’éditeur.

Ce livre nous vient d’Esterri d’Àneu, non loin du Val d’Aran, dans les Pyrénées catalanes, point d’arrivée du « Chemin de la liberté » qui, pendant l’Occupation, menait de Saint-Girons jusqu’en Espagne. Du moins est-ce là que son auteur, Alfonso Barguñó Viana (né en 1980, auteur d’un roman, Una historia de Anar Khan, et chroniqueur littéraire de la revue barcelonaise BCN Mes), compose entre juillet et août 2019 l’épilogue du livre, sa partie la plus personnelle, la plus ouverte à une méditation sur la question qui sous-tend tout l’essai : pourquoi lire Ponge ? Car le titre prévu de cet essai biographique était Pourquoi personne ne lit Francis Ponge (Por qué nadie lee a Francis Ponge) et le livre se fait en réalité l’histoire du livre qu’il aurait dû devenir – faisant ainsi écho au Pour un Malherbe de Ponge, qui devait initialement être un « simple » Malherbe par lui-même, pour les éditions du Seuil [1].
Pourquoi personne ne lit Francis Ponge : formulée à propos du public des lecteurs d’Espagne, la question peut-elle ou doit-elle être dotée d’une portée plus générale ? Alfonso Barguñó Viana ne se prononce pas. On pourrait répondre qu’en langue espagnole, il existe une tradition ancienne de lectures et même de traductions du poète du Parti pris des choses [2]. Mais d’emblée la réflexion est installée à un autre niveau, dans un rapport à l’œuvre et à la pensée de Ponge où l’infléchissement du dialogue par la question de la médiation linguistique n’a que peu de part.

Comment se fit la rencontre de l’auteur avec Ponge ? Au commencement il y eut, du propre aveu de Barguñó Viana, le Calvino de Pourquoi lire les classiques ? Ponge, un classique parmi les classiques ? D’où, sans doute, le premier titre envisagé, comme une réponse à Calvino : Pourquoi personne ne lit Francis Ponge. Dans l’essai de Calvino, Ponge précède immédiatement Borges : Ponge fut-il associé à la gloire de ce dernier, qui fut d’ailleurs aussi presque son premier traducteur en langue espagnole – chose que Calvino ne mentionne pas – ? Puis ce furent encore d’autres hasards de rencontres (le hasard existe-t-il, en matière de rencontres avec des textes ?) : avec Le Savon, en traduction espagnole, puis avec le Pour un Malherbe, et enfin avec la lecture pongienne de la montagne Sainte-Victoire.
Le titre finalement choisi, Le Suscitateur. Notes sur Francis Ponge (El suscitador. Apuntes sobre Francis Ponge), est un hommage explicite au texte de même nom de Ponge :

Je suis un suscitateur
Je m’aperçois d’une chose : au fond ce que j’aime, ce qui me touche, c’est la beauté non reconnue, c’est la faiblesse d’arguments, c’est la modestie.
Ceux qui n’ont pas la parole, c’est à ceux-là que je veux la donner.
Voilà où ma position politique et ma position esthétique se rejoignent.
Rabaisser les puissants m’intéresse moins que glorifier les humbles.
Les humbles : le galet, l’ouvrier, la crevette, le tronc d’arbre et tout le monde inanimé, tout ce qui ne parle pas…
Je suis un suscitateur.

« Ceux qui n’ont pas la parole, c’est à ceux-là que je veux la donner » : sans doute est-ce là l’une des clés de lecture de El suscitador. Il se compose de plusieurs parties de nature différente : un jeu textuel final, « Les airelles (ou le Malherbe à l’envers) » (« Los arándanos (o el Malherbe del revés) »), précédé de cinq chapitres retraçant, sous la forme d’une biographie intellectuelle, le lent combat dans le rapport au langage de Ponge.
1. « Le monde muet » (« El mundo mudo ») : la jeunesse, le front, l’épreuve du concours et de l’aphasie, Paris et la NRF, Paulhan, la mort du père, les Douze petits écrits (lieu du « monde muet », selon Groethuysen, qui résonnera dans la célèbre phrase, « Le monde muet est notre seule patrie »), Odette, le surréalisme, le communisme.
2. « La terrible tristesse de l’irréparable » (« La terrible tristeza de lo irreparable ») : la guerre et la défaite, le Carnet du bois de pins, la Résistance, le savon qui manque, le suscitateur, Roland Mars, les amis, disparus (Pontremoli et Leynaud) ou qui l’accompagneraient dans l’après-guerre (Fautrier, dont Barguñó Viana rappelle aussi une photo avec Ponge de 1959, ou Camus).
3. « Le contraire de la fraternité » (« Lo contrario a la fraternidad ») : l’éloignement du communisme (d’Aragon, d’Action, mais aussi d’Éluard), l’amitié avec Tortel, l’hommage de la NRF, la distance avec Paulhan, et, finalement, une série de pages où, en lieu et place des photos que le lecteur pourrait souhaiter trouver dans un essai biographique, de courtes descriptions, comme autant de portraits en guise d’exercices stylistiques : Ponge en habit de petit mousse (Noël 1905), en Écosse (été 1913), sur un balcon parisien, par Doisneau (1945), à une réunion avec Aragon et Éluard, encore par Doisneau (1946), à Royaumont, entre Follain et Arland (années 1950-1960), à Stanford (1965), ou cette photo de 1929, la dernière, qui figure au mieux le poète. Entre ces photos, il y en a aussi d’Odette Ponge (sur une page, des photos de 1947, de 1953 ou de 1981), de Francis et d’Odette (une série, par Cartier Bresson, de 1986), ou encore de Francis et d’Armande, au Mas des Vergers (acheté avec l’argent d’un Seurat légué par Groethuysen).
4. « Instructions pour le dispositif Ponge-Malherbe » (« Instrucciones para el dispositivo Ponge-Malherbe ») : le profond tournant du Pour un Malherbe, entre 1951 et 1965, par lequel Ponge cesserait d’être lui-même pour devenir le chantre de la « francité » – point sur lequel Barguñó Viana semble prendre un peu plus de distance par rapport à Ponge, en qui il préfère voir le suscitateur, non le poète de la célébration de la langue, le poète officiel de la langue française, qui est aussi – et c’est sensible, quand on écrit depuis la Catalogne – la langue d’un État. La notion du « dispositif », que le titre du chapitre met en avant, doit beaucoup, dans son application à Ponge, au travail de Bernard Beugnot, théorisé [3] puis mis en pratique dans les deux volumes de l’édition de La Pléiade, dans lesquels on peut gager que Barguñó Viana lit Ponge.
5. « Sortir des manigances » (« Salir del tejemaneje »). L’amitié avec le jeune Philippe Joyaux, à partir de 1956, la rue Lhomond, l’écoute de Rameau, la tentation de « créer une école » (le groupe Tel Quel qui lui prêtera allégeance), la concurrence entre Gallimard et le Seuil, la pension que lui accorde Malraux – qui fait de lui un nouveau Malherbe –, le volume des « Poètes d’aujourd’hui », les tournées américaines, les Entretiens avec Philippe Joyaux (devenu Sollers), l’« oralisation » de Ponge, et la méditation de ce vers, « Il n’est rien de si beau comme Caliste est belle… », et enfin la rupture, aussi, avec Tel Quel – quelle qu’en fût la raison.

Ces chapitres essayent cependant aussi de rendre compte de la difficulté intrinsèque de l’entreprise, explicitement mise en parallèle avec celles ressenties par Ponge devant le portrait de Malherbe. Il s’agit de faire un portrait impossible d’un poète qui refusa pour lui-même ce nom. Malherbe est omniprésent, dans El suscitador, depuis l’épigraphe du livre (« Où le danger est grand, c’est là que je m’efforce ; / En un sujet aisé moins de peine apportant, / Je ne brusle pas tant », traduit en espagnol) jusqu’à l’épigraphe du chapitre 4 (du Pour un Malherbe : « Pourquoi préférons-nous finalement Malherbe à Descartes ? Parce qu’au « Je pense donc je suis », à la réflexion de l’être sur l’être et au prône de la Raison, nous préférons la Raison en Actes, le « Je parle et tu m’entends donc nous sommes » : le Faire ce que l’on Dit. »), en passant par le début de la série de photos du chapitre 3 (la force impressionnante des « belles grandes lettres romaines du XVIIe siècle » : « ICI NÂQUIT MALHERBE EN 1555 »), où la réticence de Ponge à se laisser représenter est mise en parallèle avec la difficulté du portrait du poète d’Henri IV.
Jusque-là, El suscitador garderait sans doute la forme de l’essai biographique, trop simple, insuffisamment réflexive, qui aurait suivi avec plus ou moins de précision et avec les nécessaires choix entre ce qui est dit et ce qui est tu. C’est sans doute pour se situer comme à la hauteur de la difficulté de l’objet-Ponge, qu’il offre au lecteur un ultime chapitre, qui n’en est pas un, mais un jeu textuel final : « Los arándanos (o el Malherbe del revés) ». Il s’agit donc de dé-faire, par la force du dire, ce que le Malherbe fait à Ponge. Il n’est pas sans intérêt de signaler la note finale de l’auteur, sur l’intention et la réalisation du livre et de la fin que Barguñó Viana s’est proposée, qu’on se permet de traduire :

Les airelles (ou le Malherbe à l’envers) consiste, hormis les fragments sur les airelles, en un jeu textuel dans lequel on intervertit des fragments du Pour un Malherbe et des Entretiens Sollers/Ponge par l’inversion (écrire le contraire, à la manière des Poésies de Lautréamont), la modification et la substitution du nom de Malherbe par celui de Ponge et de celui de Ponge par la première personne du pluriel. Nous espérons seulement qu’Armande Ponge aura plus d’humour que María Kodama [4].

La dernière phrase boucle la boucle de la présence de Ponge en langue espagnole, car elle le renvoie encore une fois à Jorge Luis Borges, qui fut presque son premier traducteur, dont l’œuvre est gardée par sa veuve, María Kodama, qui avait entamé depuis 2011 une action en justice contre Pablo Katchadjian, l’auteur de El Aleph engordado (L’Aleph grossi) : très médiatisée, l’affaire judiciaire a lancé de vastes débats sur la notion de propriété intellectuelle, en Argentine et plus généralement dans le monde hispanophone, et a débouché dix ans après, en juillet 2021 (donc après la publication de El suscitador), dans la condamnation de María Kodama. Mais ce faisant, Barguñó Viana signale dans la dernière phrase du livre que, dans ce qu’on pourrait appeler son Olympe des classiques, Ponge côtoie Borges – ce qu’il fait déjà dans le Pourquoi lire les classiques ? d’Italo Calvino.

Écrit depuis Esterri d’Àneu, en juillet et août 2019, alors que l’auteur s’approche de la quarantaine, qu’il a perdu son père et qu’il lit Ponge depuis une dizaine d’années, ce jeu crée un « dispositif » à partir duquel il devient possible, pour son auteur, de lire Ponge. Ce dispositif appartient à un lieu, retiré du monde, comme il aurait plu à Ponge, et depuis lequel l’auteur réussit à lancer une – vraie – invitation à la lecture de l’auteur du Pour un Malherbe, et ce précisément malgré Malherbe.
Barguñó Viana insiste sur le fait que Ponge est « un produit de son territoire, si semblable au nôtre » : la Catalogne, par sa proximité avec cette Provence que Ponge partageait avec Malherbe, serait-elle le lieu idoine de la lecture de Ponge en espagnol ? Esterri d’Àneu, si proche du Val d’Aran, dont l’étymologie renvoie peut-être à l’arandano, à l’airelle, devient le lieu où, parmi les « malherbes », les mauvaises herbes, la lecture devient possible et où, même, Barguñó Viana réécrit Je suis un suscitateur en un nouveau poème, El suscitador, qui donne son nom à l’essai tout entier [5].
Le geste de réécriture de Barguñó Viana renouvelle ainsi ce que Ponge écrivait de Malherbe. De fait, il applique à Ponge les raisons de lire Malherbe énoncées par Ponge le 16 février 1955, liées à son « projet personnel », et qu’il faut rappeler ici, car c’est là, dans la citation déviée du poète, que se produit la profession de foi littéraire : l’imprégnation, le besoin de satisfaire le désir de poème (Barguñó Viana écrit « de littérature », mais « poésie » est l’ancien nom de la littérature) sur « une donnée d’imprégnation ancienne et profonde » (« un pré ancien et profond », dans l’adaptation espagnole – mais replacer le « pré », là, c’est en faire raisonner, ou résonner, le sens) ; le jugement sur l’histoire de la littérature ; le jugement sur la précellence de la littérature sur toute autre activité [6].

Roland Béhar
Ecole Normale Supérieure (Paris).

Notes

[1Sur les origines du Pour un Malherbe, voir en particulier : Dominique Combe, « Genèse d’une poétique : Pour un Malherbe », Genesis (Manuscrits-Recherche-Invention), 12 (1998), p. 119-128 et Roger Zuber, « Malherbe à la mesure de Ponge », Dix-septième siècle, 260 (2013), p. 551-559.

[2Mentionnons juste les traductions publiées dès 1945-1947 dans la célèbre revue argentine Sur, dirigée par Victoria Ocampo et où un de ses collaborateurs d’alors, Roger Caillois, fit traduire en mai 1945 l’« Introduction inédite au galet » (dont il venait de publier la version originale dans la revue Lettres françaises, revue argentine de langue française financée par la même V. Ocampo). Le texte fut publié en même temps qu’une traduction de la seconde partie d’un essai que Jean-Paul Sartre avait publié sur Ponge dans Poésie 1944. Jorge Luis Borges donnait dans la même revue, en 1947, une traduction de « De l’eau » et de « Bords de mer » (rééditée dans Borges en Sur (1931-1980), Buenos Aires, Sudamericana, 2016). Et, en 1952, c’était « Déclaration, condition et destin de l’artiste » qui était publié dans Sur, dans une traduction par Daniel Devoto. L’Argentine continua à nourrir un intérêt particulier pour Ponge, comme le montrent les pages 40-42 de la célèbre revue Babel de septembre 1989, avec de brèves notes de Luis Chitarroni et Guillermo Piro, ainsi qu’une anthologie minimale, avec des versions espagnoles des "Bords de mer" (par J.L. Borges), de "L’huître", des "Mûres" et des "Façons du regard" (par Annick Louis, qui signe en outre quelques lignes sur son expérience de traductrice). Sur ces premières traductions, voir les notes de Waldo Rojas dans Francis Ponge, Antología crítica, selección, introducción, traducción y notas de W. Rojas, Buenos Aires, Gog & Magog, 2016 (qui reprend une édition de 1991), ainsi que la synthèse de Mario Ortiz, « Ponge en la revista Sur (Notas de lectura) », El taco en la brea, 6, 10 (2019), p. 74-92. Cette ligne de réception argentine – qui a le privilège de la primauté historique – ne doit évidemment pas masquer les importantes traductions de Ponge ailleurs dans le monde hispanophone : pour la « poésie » de Ponge, il faut mentionner la version vénézuélienne d’Alfredo Silva Estrada (De parte de las cosas, Caracas, Monte Ávila, 1968) et les versions espagnoles de Teresa Garin (El jabón, Valence, Pre-Textos, 1977) et de Miguel Casado (Tomar partido por las cosas, dans La soñadora materia, Barcelone, Galaxia Gutenberg-Círculo de Lectores, 2006), ainsi que les versions catalanes de Joaquim Sala–Sanahuja (El partit pres de les coses, avec un prologue de Josep Carner, Barcelone, Edicions del Mall, 1987, rééd. Barcelone, Días Contados, 2009) et de Ramon Girbau (El sabó, Barcelone, Días Contados, 2010).

[3Voir en particulier Bernard Beugnot, « Dispositio et dispositifs : l’invention poétique dans La figue (sèche) de Francis Ponge », Urgences, 24, 1989, p. 43-51.

[4A. Barguñó Viana, El suscitador, op. cit., p. 170.

[5Ibid., p. 166-167.

[6Pour le texte de Ponge, voir Pour un Malherbe, Paris, Gallimard, 1965, p. 170-171. Pour l’adaptation, voir El suscitador, op. cit., p. 148-149.