Publication de la "Société des Lecteurs de Francis Ponge"

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« Le Galet » selon François Cheng

Un jour, les pierres

Mis en ligne le 29 octobre 2023, par Marie Frisson

Voir en ligne : Voir le catalogue d’Encre marine sur le site des Belles Lettres

Nous exprimons notre gratitude à François Cheng de nous avoir confirmé le lien entre son poème, publié en 1998 aux éditions Encre marine, et le texte de Ponge ; également, de nous avoir entretenu de la dimension spirituelle qu’il accorde, quant à lui, à la représentation du galet.
En effet, Cheng s’intéresse moins ici à ce que le texte de Ponge contenait, d’une part, de réflexion sur la parole, et, d’autre part, sur la question du style, bien qu’il ait pu évoquer ailleurs sa propre pensée sur la question (dans Quand les pierres font signe, par exemple).

Nous remercions également Jacques Neyme, fondateur des éditions Encre marine, de nous avoir autorisé à publier cet extrait (voir la photographie de la double page du livre présentée ci-dessous).
Les éditions Encre marine (Les Belles Lettres / Encre marine) se distinguent par leur exigence dans la publications d’essais philosophiques (Axelos, Conche, Dōgen, Maldiney, Rosset, Tannery etc.) ou critiques (Audi, Mauriac, Conche, Grimaldi, Milon, Thélot), comme de recueils poétiques (Cheng, Helvétius, V. Maurice, Silesius, Solesmes), de textes autobiographiques (Conche, Le Brun, Rosset) ou fictifs (Henry).
Ont été notamment publiés entre 2022 et 2023 La Vie de Monsieur Descartes d’Adrien Baillet, avec un appareil critique de Annie Bitbol-Hespériès, ou Cette lumière de Dōgen, avec des photographies de S. Hiroshi, traduit par C. Vacher.

Quand les pierres font signe [1]
Note sur le galet d’Un jour, les pierres de François Cheng [2] et sur « Le Galet » de Francis Ponge.

François Cheng fait référence dans ce texte au « Galet » de Francis Ponge, dont la lecture a compté pour lui. À lire cette œuvre, il a autant apprécié l’attitude contemplative, ou plutôt l’exercice d’observation du monde, que prône le poète, qu’en langue, le travail effectué sur le signifiant. Il s’accorde aussi avec Ponge pour refuser de faire de la poésie le lieu de l’expression des sentiments ou de leur épanchement.
Cependant, Ponge se révèle trop matérialiste à son goût. Les choses, selon François Cheng, ne peuvent nous suffire, selon la conception d’une « image de la matière du monde inséparable de son principe spirituel [3] ». S’il est juste de dire comme Francis Ponge que le galet est semblable aux « restes impassibles de l’antique héros que fut naguère véritablement le monde [4] », qu’il est ce vestige issu de la nuit des temps, François Cheng veut ajouter à la représentation du galet une dimension supplémentaire. Une autre perspective s’ouvre alors, avec cette possibilité, qui est aussi la nôtre, de participer au principe de vie [5].
En effet, le monde, selon François Cheng, est encore en gestation. Certes, les calamités naturelles, les maladies, la mort sont des faits tragiques, qui éprouvent la fragilité de l’homme, mais suscitent également sa force de création. Il faut cultiver une forme de noblesse selon lui, non seulement pour assumer la dimension tragique de ce monde, mais aussi pour participer à la création, « au grand œuvre en cours de l’univers vivant [6] ». C’est pourquoi François Cheng se représente la vie comme une mission, en rejoignant une très ancienne tradition [7] : celle d’accomplir le devoir de vivre, malgré, ou avec, sa part de tragique, en accordant son souffle à celui du souffle vital qui relie les êtres et les choses selon la pensée taoïste. Dans cette perspective chengienne, l’homme et Dieu sont alors liés par une mutuelle reconnaissance, car selon le poète, ce Dieu est à concevoir non comme un dieu de commande, mais comme un dieu de dialogue.

C’est ainsi qu’il nous revient d’assumer notre condition. Et de tenir notre place dans le monde [8] , comme le galet, d’une certaine manière, tient la sienne.

Reste ce scrupule : que la sorte de syncrétisme proposée par François Cheng, abordée ici par le prisme minuscule d’un caillou, nécessite, en raison de sa complexité fluctuante, d’être véritablement interrogée et historiquement étudiée.

****

« Creusé par les ans », dans Un jour, les pierres

Creusé par les ans poli par les ans
Que peux-tu d’autre sinon te donner
au vent du large ?

Larme-sang condamné peine-joie consumée
Que peux-tu d’autre sinon te tourner
vers l’Origine ?

D’où jadis avait surgi le tourbillon
Rotation des astres ronde des marées
Désir insensé de nage, de vol,
Au travers des vagues déchaînées
Jusqu’à l’ultime plage
où tu étais échoué galet parmi les galets
Désormais tout ouïe
à l’écoute de l’inapaisable océan
Tel un orphelin égaré
pleurant à l’appel de sa mère

François Cheng,
de l’Académie française.


Pour citer cette ressource :

Marie Frisson, « Quand les pierres font signe. Note sur le galet d’Un jour, les pierres de François Cheng et sur « Le Galet » de Francis Ponge., Publications en ligne de la SLFP, automne 2023. URL : http://francisponge-slfp.ens-lyon.fr/?Le-Galet-selon-Francois-Cheng


Notes

[1François Cheng, Fabienne Verdier, Quand les pierres font signe, Montélimar, Voix d’encre, 1997 / 2002.

[2Ce poème a été réédité aux éditions Encre marine en 2000 et en 2002 dans le recueil intitulé Double chant. Il a été repris sous une autre forme dans A l’orient de tout, oeuvres poétiques, publié par Gallimard avec une préface d’André Velter dans la collection « Poésie », en 2005.

[3Lise Sabourin, « Poésie et Beauté chez François Cheng. D’À l’orient de tout aux Cinq Méditations sur la beauté », Revue de littérature comparée, 2007/2, n° 322, p. 211.

[4« Le Galet », Le Parti pris des choses, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1999, p. 51.

[5Dans « Le Galet », Francis Ponge écrit ceci : « [d]ans un décor qui a renoncé à s’émouvoir, et songe seulement à tomber en ruines, la vie s’inquiète et s’agite de ne savoir que ressusciter ». « Le Galet », id., p. 53.

[6François Cheng, Une longue route pour m’unir au chant français, Paris, Albin Michel, 2022, p. 170.

[7Sur la création poétique comme mission sacrée sous l’ère de la dynastie des Tang (618-907) et sur les liens entre la poésie, la calligraphie et la peinture comme expression de la plus haute spiritualité, voir François Cheng, Fabienne Verdier, Poésie chinoise, Albin Michel, 2000.
Francis Ponge, de son côté, s’est intéressé à cette tradition et aux liens qui peuvent s’établir avec la tradition occidentale comme le montre sa correspondance avec Paulhan en mai 1945, au sujet du Tao et de Hegel.

[8Cette question préoccupe Francis Ponge, dès 1943, selon les modalités qui lui sont propres. La correspondance avec Albert Camus, parue en 2013 chez Gallimard, ainsi que les Pages bis ou le dossier de « L’Homme », publiés dans Proêmes, en témoignent.