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Jeux, exercices, harmonie. Francis Ponge musicien.

Jean-Pierre Longre

Une première version de ce texte a donné lieu à une communication lors du colloque « Francis Ponge, le dialogue des Arts » organisé à l’Université Paris 12 / Créteil en janvier 2000.
Il a paru sous forme d’article dans le numéro 38 (octobre 2006, p. 43-53) de la revue La Page blanche.

La rédaction du site de la SLFP a souhaité donner une visibilité nouvelle à cet article qui aborde une question importante encore que souvent méconnue de la poétique de Ponge, dans ses rapports ambivalents au lyrisme et à la musicalité.

Que soient ici remerciés Jean-Pierre Longre, l’auteur de cet article, Pierre Lamarque et Constantin Pricop, respectivement directeur de la publication et directeur de la rédaction de La Page blanche, pour avoir autorisé la réédition de cet article.

Réédition préparée et présentée par Benoît Auclerc.

La référence musicale n’est pas ce qui frappe au premier chef l’œil ou l’oreille du lecteur de Francis Ponge. Elle est pourtant là, discrète mais présente, en pointillés mais récurrente. Cette discrétion est liée à une fréquence thématique moindre que celle, par exemple, de la peinture, mais aussi à l’ancrage plus incertain qu’elle offre au lecteur. Il est difficile et déroutant de parler musique à propos de Ponge, de saisir les harmoniques que fait vibrer la lyre. Tentons néanmoins de le faire, la condition étant de ne pas ajouter de cordes inutiles, de garder la mesure, cette mesure que Ponge dit admirer chez Malherbe, Horace, Mallarmé, mais aussi chez Bach et Rameau [1].

À l’examen, on s’aperçoit que la discrétion en question masque une relative richesse thématique, en tout cas une impossibilité matérielle de recenser, en quelques minutes, toutes les allusions et positions musicales contenues dans l’œuvre. Donc en premier lieu et en résumé, voici ce qui de cette œuvre et de cet examen ressort de la manière la plus significative, et qui est déjà connu. C’est d’abord l’intérêt pour la musique « classique », qui se manifeste à plusieurs reprises, un classicisme inséparable du baroque, selon la formule confiée à Jean Ristat : « Le véritable classicisme, le seul acceptable est celui qui n’est que la corde la plus tendue du baroque [2] ». Parmi les compositeurs représentatifs de ce goût, Jean-Philippe Rameau, à qui est consacré « La société du génie [3] », et dont l’éloge est sans ambiguïté : « J.-Ph. Rameau est l’artiste au monde qui m’intéresse le plus profondément [4] », mais aussi, bien sûr, Jean-Sébastien Bach, dont le pré et sa « fabrique » prennent comme point d’appui « l’interminable séquence de clavecin solo du cinquième concerto brandebourgeois [5] ». Jean-Marie Gleize et Bernard Veck ont d’ailleurs bien montré en quoi et pourquoi la référence à Bach, amenée par le « clavecin des prés » de Rimbaud, revêt une importance singulière dans un système d’écriture dépassant de sa double dimension horizontale et verticale l’uniformité picturale [6]. Inutile d’insister, mais il faudra revenir sur le fonctionnement musical de l’écriture pongienne.

D’une manière plus générale, on décèle chez Ponge une sensibilité aux sonorités naturelles, par exemple au « bruit du torrent » et au chant des oiseaux entendus en Algérie et évoqués dans les « Pochades en prose [7] ». Aucun souci, évidemment, de ce qu’on appelle l’harmonie imitative, mais une prédilection pour la symphonie qui, au-delà de toute signifiance, permet à l’objet verbal d’entrer dans le « concert de vocables [8] ».

Une lecture musicale de l’œuvre de Ponge doit ainsi permettre d’éclairer certains aspects originaux de son écriture et, en retour, de voir comment la musique peut, dans son fonctionnement, être éclairée par l’écriture pongienne.

*

L’un des aspects les plus musicalement spectaculaires, qui s’impose à la moindre lecture parce qu’il s’inscrit dans un processus poétique traditionnel, est le ludisme rythmique et sonore. Rythmiquement, il peut s’agir du passage par le vers mesuré, octosyllabe, décasyllabe ou alexandrin, dans la rage mise à saisir le mimosa, le bois de pins ou l’émotion provoquée par le ciel de Provence. Passage rassurant, mais passage seulement au milieu d’une recherche qui ne mettra pas son point final dans l’insatisfaction du jeu rythmique et de la simple versification. Quant aux jeux sonores, plus manifestes par leur récurrence, ils semblent liés plus intimement au fondement même de l’écriture. Il y a chez Ponge un penchant incontestable pour l’assonance, la rime et l’écho (par exemple les rimes en —aste qui accompagnent les mouvements du gymnaste [9], les interjections — « Caro ! Cara ! » — qui entourent la « Prose de profundis à la gloire de Claudel [10] » ou les variations sur les accents du pré [11]), penchant qui va jusqu’au jeu sur la paronymie ou l’homophonie (le « ça bat/Stabat » du « Volet [12] », les « odaurades » et le très quenien « Sète alors » du « Plat de poissons frits [13] »...) et aux vers holorimes du « Mimosa » :

Un fervent de la pantomime osa
Enfer ! Vendre la pente aux mimosas [14].

Ces exemples pourraient laisser croire que Ponge cherche à glisser dans ses textes une musicalité en phase avec le référent poétique, selon la tradition. Ce n’est pas le cas. Pas de lyrisme musical chez lui : les jeux sonores, à la manière des agréments ou ornements des partitions de clavecin (battements, mordants, pincés etc.), sont destinés non à imiter, mais à accentuer, à mettre en valeur, avec parfois un détachement non dénué d’humour. Les retours de sonorités sont plutôt des retours de lettres ou de phonèmes pris comme tels dans leur autonomie, à la manière des notes ou des groupes de notes (horizontaux pour les thèmes mélodiques, verticaux pour les accords) dans une partition musicale, groupes composant eux-mêmes un motif inséré dans l’harmonie générale. Le nom de Braque, par exemple, fait l’objet de tels retours :

Braque pour moi, eh bien, se situe à peu près à égale distance de Bach, prononcé à la française, et de Baroque, — avec une légère attraction du second côté à cause de l’adjectif commun Braque, lequel existe bien aussi, je n’y peux rien, et présente quelque rapport de sens avec Baroque ; selon lesquelles encore le bon chien fruste et plutôt grave et très fidèle qui porte le même nom intervient bientôt alentour, comme aussi ces Barques (retournées dès lors sur le sable) qui peuvent très bien être peintes de toutes sortes de couleurs vives, elles n’en sont pas moins plutôt marron, comme est le bois en général, qu’il s’agisse de celui des hangars ou des granges dans la campagne verte ou des boiseries de salles à manger, des lutrins, des tribunes d’orgues ou simplement des violons ou des guitares, — à la moitié droite, c’est-à-dire gauche desquels ressemble indiscutablement beaucoup le B initial du nom de notre grand homme, tandis que le Q avec son manche évoque irrésistiblement soit une casserole de terre, soit une cuiller à pot, soit un miroir à main, — et que l’A de son unique syllabe sonnante sonne ouvert et grave, comme brame la rame [15]...

Cet extrait, comme d’autres, se présente sous la forme de variations sur un thème, mais un thème qui n’a rien à voir avec la thématique littéraire traditionnelle, et qui ne nous apprend rien sur le sujet traité, un thème purement sonore donné par le nom de Braque, des lettres (B, Q, A) et des phonèmes (Bach, baroque, l’adjectif braque, barques, grave, brame, rames...). La répartition de ces groupes de lettres dans le texte fait exactement penser à celle du thème musical dans un choral de Bach : rien de référentiellement descriptif, tout dans la construction de l’objet sonore, ce qui peut sembler paradoxal pour l’évocation d’un peintre, mais qui, en réalité, mime la construction même de l’objet d’un tableau cubiste.

On sait que la répétition est l’une des figures essentielles de la musique. On sait aussi qu’elle est l’une des caractéristiques du fonctionnement poétique de la recherche pongienne, que le « fastidieux » est, comme le dit Bernard Beugnot [16], « érigé en catégorie esthétique », un fastidieux évoqué avec délices pour le pré à propos du cinquième concerto brandebourgeois [17], un fastidieux qui a aussi quelque chose à voir (à entendre) avec la musique sérielle, « mécanique et mécanisante » puisqu’elle est formée de séries systématiquement constituées des douze sons de la gamme chromatique. Revenant à la musique baroque et classique, on s’aperçoit que les reprises thématiques y sont monnaie courante, non seulement à l’intérieur d’un morceau, ce qui est presque une règle, mais aussi d’un morceau à l’autre, parfois d’un compositeur à l’autre, dans des registres et sur des instruments différents ; c’est par exemple le cas du thème des « Sauvages, ces figures noires [18] » qui, conçu par Rameau pour le théâtre de la Foire en 1725, se retrouve dans les Nouvelles suites pour clavecin de 1728, puis dans la dernière entrée des Indes galantes en 1735, et même chez Michel Corrette, autre compositeur français, dans le Concerto comique n° 25 en 1759. Voilà un thème qui traverse une œuvre, comme si le compositeur voulait en épuiser, sans pouvoir y parvenir, les potentialités (et peut-être aussi la popularité). Voilà une méthode ouvertement revendiquée par Ponge :

« Ces répétitions, ces reprises da capo, ces variations sur un même thème, ces compositions en forme de fugue que vous admettez fort bien en musique, que vous admettez et dont vous jouissez — pourquoi nous seraient-elles, en matière de littérature, interdites [19] ? »

Cette revendication n’est pas le fruit gratuit et hasardeux d’on ne sait quel sentiment d’injustice. Elle est inhérente au travail textuel, qui demande au virtuose un éternel recommencement : s’exercer, faire ses gammes. Que sont les Petits préludes ou le Clavecin bien tempéré de Bach, que sont les « études » musicales diverses, le Gradus ad Parnassum de Clementi, sinon des exercices, des « répétitions » pour les interprètes, mais auparavant pour les compositeurs eux-mêmes ? Les ressassements versifiés à variantes minimales parcourant La Rage de l’expression sont autant d’études et d’essais, comparables à ceux d’un enfant répétant sans cesse son morceau de piano en progressant chaque fois légèrement (on sait que Ponge a pris très jeune des leçons de piano). Comparables, mais pas identiques ; car l’exercice s’assortit d’explications, c’est-à-dire de développements, de dépliements horizontaux de la symphonie : Ponge dévoile sa méthode en même temps qu’il peaufine son ouvrage, il décompose le fonctionnement (l’harmonie) en même temps qu’il compose, et la suite mélodique des mots se déplie comme l’arpège musical réalise le déploiement horizontal de l’accord vertical.

Ainsi, l’explication est inséparable de la création, le mouvement inséparable du monument : les variantes successives publiées dans Comment une figue de paroles et pourquoi ou dans La Table répondent bien à une intention et à une conception relevant de celles de la composition musicale. De même que la musique ne peut vraiment s’expliquer que par elle-même, par le déploiement rigoureux de ses propres harmonies, de même la symphonie pongienne ne sonne vraiment que dans le dévoilement systématique de son propre fonctionnement. La musique est donc là.

           Et pourquoi pas dès lors la danse ni le chant ?
           _ Parce que mon clavier est dictionnaire. Ô volume ô feuillets Je me contiens en lui Je suis sage Je parle, Tremblant de contention, tout le corps arc-bouté [20].

Il a été question de déploiement rigoureux, de dévoilement systématique, et Ponge dit se contenir en tremblant pour ne pas dépasser l’étape métaphoriquement musicale du dictionnaire. Cet effort de rigueur, il faut le replacer dans le cadre de ses goûts musicaux, qui eux non plus ne sont pas livrés au hasard. Ces goûts, nous l’avons vu, le portent vers la musique dite « baroque » ou « classique », celle de Bach bien sûr, mais aussi celle de quelques autres parmi lesquels Jean-Philippe Rameau. Le beau texte écrit à la gloire de ce compositeur, « La société du génie [21] », est daté de 1952, comme s’il voulait célébrer l’anniversaire de la « Querelle des Bouffons », qui a débuté deux cents ans auparavant, en 1752. Rappelons si nécessaire que cette querelle est née lorsque les Bouffons, troupe d’acteurs lyriques italiens installés à Paris, ont donné une série de représentations de La Serva padrona (La Servante maîtresse) de Pergolèse, fournissant ainsi l’occasion d’affrontements parfois violents entre les lullistes, tenants de la musique française illustrée notamment par Rameau, et les Bouffons, représentés en particulier par Rousseau qui prônait une musique « naturelle », dont l’art italien lui semblait plus proche, et dont le lyrisme donnera le « Bel canto ». Si, à ma connaissance, Ponge ne fait pas mention directement de la « Querelle des Bouffons », on sait bien de quel côté il se situe :

La furia francese elle-même n’est en aucune façon isotrope et ne va pas se perdre en de brumeux lointains. Dans les occasions les plus solennelles, elle se manifeste à l’intérieur de cours carrées (carrousels) ou dans des batailles, comme on dit, rangées.
Nous avons le goût des limites et la grâce, chez nous, ne descend que sur les proportions choisies [22].

Comme Rameau, Ponge met son énergie au service d’une expression maîtrisée, circonscrite, servie par les vibrations symphoniques :

Je n’en finirais plus [...] si je voulais marquer point par point les éléments (de profonde similitude) qui font de lui, à bien vouloir m’en croire, mon parent : par exemple la table rase, le recours à l’harmonie naturelle, la pratique de la modulation enharmonique [23], le goût de la sympathie des tons, celui de la connaissance distincte, mais l’enchère constante à la raison [24]...

Il y a donc un rattachement revendiqué aux théories de Rameau, pour qui la musique résulte de « corps sonores », d’une idée physique que l’on peut rapprocher de la théorie cartésienne des passions : c’est physiquement, par des vibrations, que sont provoqués les émotions et sentiments. Et ce sont ces vibrations musicales qui composent « l’harmonie naturelle », une harmonie articulée, suivant des systèmes combinatoires ordonnés par des règles. Ce classicisme, comme l’écrit Michel Collot, « est peut-être aussi un ultime rempart contre le chaos [25] ». Confirmation d’un parti pris pour Rameau qui, dans l’ouverture de son ballet héroïque Zaïs, donne une illustration de la musique comme mise en forme de sons destinés à atteindre un idéal de musique pure ; le chaos initial, symbolisé par des bruits inorganisés, s’ordonne peu à peu en sons esthétiquement agencés. Classicisme et baroque, Rameau, chaos, vibrations, ordre universel, harmonie naturelle... Les voici encore dans quatre vers du « Soleil placé en abîme » :

« Brillant soleil adoré du Sauvage... »
Ainsi débute un chœur de l’illustre Rameau.
Ainsi, battons soleil comme l’on bat tambour !
Battons soleil aux champs ! Battons la générale [26] !

Paradoxalement, la recherche pongienne du mot-objet rapproche la vision ramiste de l’univers de certaines théories rousseauistes exprimées dans l’Essai sur l’origine des langues  : « La cadence et les sons naissent avec les syllabes, la passion fait parler tous les organes, et pare la voix de tout leur éclat : ainsi les vers, les chants, la parole ont une origine commune [27] ». À quoi Ponge semble répondre, en écho :

Onomatopées originelles : comment en sortir ? Impossible !
Donc, il faut y rentrer.
Point n’est besoin d’en sortir. Ou plutôt, il faut (nous voici obligés d’) y rentrer.
Leurs variations leurs développements, diversifications, ramifications, feuille et floraison, fructification, régénérations, réensemencements suffisent à dire la complexité de la vie et du monde,
À nous faire jubiler
Par leur générosité,
À nous extasier, à nous ravir [28].

Ainsi l’écriture de Ponge ne cherche pas à suivre mimétiquement un écoulement musical, mais naît et s’abreuve à la même source que la musique. Écriture verbale et écriture musicale possèdent chacune sa langue, mais ont en commun une structure fondée sur un fonctionnement logique, c’est-à-dire sur une harmonie.

Ce système harmonique commun à la musique de Bach et de Rameau et à la poésie de Ponge, mais aussi d’une certaine manière à la musique et à la poésie en général, se déchiffre selon deux dimensions, la dimension horizontale (l’axe syntagmatique ou mélodique) et la dimension verticale (l’axe paradigmatique ou symphonique), qui en induisent une troisième, résultant des deux lectures ou auditions simultanées. La chose est claire pour la musique polyphonique, mais la monodie elle-même joue des harmoniques ou des résonances qui permettent aux sons de se superposer en se succédant, comme dans un trait de clavecin qui, par le système des cordes pincées, combine la linéarité mélodique avec la vibration des harmoniques. C’est particulièrement remarquable aussi dans le chant grégorien, puisqu’il développe des groupes de notes (neumes) qui, s’inscrivant obliquement sur la portée, exigent du chantre une vocalise laissant entendre la profondeur de l’harmonie. Le même constat peut se faire pour la poésie ; évident dans la poésie versifiée qui s’articule sur le linéaire des vers et le tabulaire de leur succession verticale, consciemment mis en valeur dans le jeu de l’acrostiche pratiqué par exemple avec le mimosa [29], il demande plus de perspicacité dans la prose poétique, surtout dans une prose qui, comme celle de Ponge, se veut plus définitionnelle que lyrique. Mais c’est de l’épaisseur intrinsèque du signe, s’appuyant d’une manière parfois ambiguë sur les rapports entre forme (visuelle et sonore) et sémantisme (disons sur l’Objeu), que naissent les harmoniques et la richesse tabulaire du texte, le « réson » et la « raison ». Comme le dit Julien Gracq à propos d’un vers de Mallarmé : « Nous y sentons l’entrée en résonance, assez énigmatique, de la signification et de la forme, qui est la vraie “musicalité [30]” ».

De ce rapport musical, La Table et sa fabrique fournissent un exemple particulièrement intéressant. L’horizontalité coiffant le T initial peut être textuellement matérialisée par une ligne poétique unique :

La façon dont je m’y appuie est significative [31].

et se signale comme sa principale catactéristique :

L’HORIZONTALITÉ de toute table est, sans doute, je crois (je n’en doute pas... ce matin...) une des qualifications premières (ou essentielles) convenant à cette notion (à appliquer à cette notion)
(plus encore (concernant nos objets familiers) qu’à la notion de LIT)
Mais, pourtant... ! La table-à-dessin est oblique...
L’écritoire (la tablette) souvent oblique, elle aussi.
Le tableau (noir) est installé verticalement... [...]
*
Dirai-je donc, plutôt, qu’il s’agit d’un mouvement, d’une tendance, à quitter la verticalité pour l’horizontalité ?
D’un mouvement de bascule (d’avant en arrière) du mur (symbole du « vertical-comme-barrière », « comme-limite ») vers l’horizontalité ?
Cela commencerait ainsi, peut-être, à devenir plus juste, plus adéquat [32]...

De même que la planche de la table, « sandwich entre 2 plaques de contreplaqué de sable de bois comprimé [33] », inclut une épaisseur matérielle, de même son signifié inclut une épaisseur sémantique :

Ce qui m’en vient donc naturellement (authentiquement), c’est à la fois l’objet (le référent) hors le mot et le mot, hors sa signification courante, et ce que j’ai à faire est de les rajointer. Un objet plus épais, plus actuel aussi et un mot plus épais (que sa valeur actuelle de signe [34])
 
Cette épaisseur sémantique, à partir du Littré et du Larousse, se développe sur deux pages [35], épuisant les acceptions contextuelles du mot, sa polysémie (« Jouer cartes sur table, dresser une table, se mettre à table, table des matières » etc.), précédant une déclinaison alphabétique et sonore qui énumère des variations minimales (« câble, fable, hâble, râble, sable, table [36] »). Alors, la linéarité initiale du mot semble occultée par ses origines tabulaires :
 
L’homme d’abord a écrit, ou peint sur le mur vertical (ou le plafond (des dolmens)) sur les parois verticales (stèles funéraires), socles des statues ; fronton des temples [37].

Mais c’est de la tension entre les deux dimensions que naît la troisième, finalement la seule intéressante, celle qui donne au mot-objet sa valeur esthétique :

La Table est (aussi) le renversement d’arrière en avant (de derrière l’homme en avant de lui) du mur, sa mise en position non plus verticale mais horizontale. (oblique, en réalité : comme le billard de Braque est cassé de l’horizontale en verticale oblique [38])

Et si Ponge semble s’accrocher à une comparaison picturale, à montrer la table comme un tableau, c’est bien à une objectivation musicale qu’il aboutira en fin de compte, s’adressant à sa table avec un empressement érotique :

Je ne puis donc te placer en abîme, je ne puis t’ébaucher : je ne puis que te dévisager (déchirer ta surface) de mon stylet t’imprimer un rythme. Faire de toi une table d’harmonie [39].

Voilà donc dévoilée la grandeur musicale-poétique du mot, envisagé ou dévisagé ni dans ses seuls aspects visuels ou sonores, ni dans son seul sémantisme, mais dans un concert de toutes ces dimensions symphoniques.

Le même processus avait été consciemment mis en œuvre dans « L’araignée », que le sommaire présente comme un texte à structure ouvertement musicale :

EXORDE EN COURANTE.
PROSITION (THÈME DE LA SARABANDE).
COURANTE EN SENS INVERSE (CONFIRMATION).
SARABANDE, LA TOIILE OURDIE (GIGUE D’INSECTES VOLANT AUTOUR).
FUGUE EN CONCLUSION [40].

La gigue met en branle sans scrupules les instruments et les genres les plus variés, les énumérant et les superposant comme pour concrètement signifier la musicalité matérielle et logique du texte :

trompettes et clairons,
buccins, fifres et flûtes,
harpes, bassons, bourdons,
orgues, lyres et vielles,
bardes, chantres, ténors,
strettes, sistres, tintouins,
hymnes, chansons, refrains,
rengaines, rêveries,
balivernes, fredons [41]...

Bernard Beugnot signale à ce propos que « la mise en scène musicale et chorégraphique » est sans doute inspirée du Coup de dés de Mallarmé [42]. Un rapprochement pourrait être fait aussi, mais par anticipation, avec certaines comédies ou Poèmes à jouer de Jean Tardieu (L’ABC de notre vie, Rythme à trois temps, La Sonate et les trois Messieurs, Conversation-Sinfonietta), dont la « mise en scène musicale » évidente situe le texte à l’intersection de la poésie et du théâtre [43]. Si les intentions de Ponge sont moins explicites, plus complexes que celles de Tardieu, il n’en est pas moins possible d’appliquer à son écriture ce que Barthes dit de la théâtralité : une « polyphonie informationnelle », « une épaisseur de signes », des « signes disposés en contre-point (c’est-à-dire à la fois épais et étendus, simultanés et successifs [44] ». Dès lors on s’aperçoit que c’est à partir de l’auditif et du visuel, des références à la musique et à la peinture, que se met en scène la poésie de Ponge. C’est de l’exhibition du signe que se nourrit le texte. Et cette exhibition, si elle passe nécessairement par le visuel, ne peut se réaliser sans l’intervention du phonique ni le fonctionnement du sémantique, c’est-à-dire sans une double dimension harmonique des mots : l’opéra-comique, musique et spectacle, ne peut être illuminé que par la ParoleFrancis Ponge, « Les “Illuminations” à l’Opéra-comique », Lyres,op. cit., p. 479 à 483.]].

Enfin, l’exhibition textuelle, comme en miroir, est inséparable de la signature personnelle. On se souvient de la demande faite aux typographes, à la fin du « Pré » :

Messieurs les typographes,
Placez donc ici, je vous prie, le trait final.
 
Puis, dessous, sans le moindre interligne, couchez mon nom,
Pris dans le bas de casse, naturellement,
Sauf les initiales, bien sûr,
Puisque ce sont aussi celles
Du Fenouil et de la Prêle
Qui demain croîtront dessus.
            Francis Ponge [45].

Les initiales F.P. du fenouil et de la prêle, dressées verticalement au-dessus de la surface horizontale du pré et du nom couché, figurent une renaissance par l’œuvre jamais achevée. Comment ne pas faire le rapprochement avec Jean-Sébastien Bach qui, sous la forme de notes correspondant aux lettres de son nom (si bémol, la, do, si bécarre), signe L’Art de la fugue, dernière œuvre, inachevée ? Le nom couché dans l’œuvre, glissé entre les signes du langage verbal ou musical, voilà une manière de s’inscrire intimement contre la mort dans le mouvement perpétuel de la création. L’œuvre est littéralement interminable, l’accord final ne sera jamais plaqué, on est inlassablement voué au ressassement et aux variations, mais au moins on finit momentanément en laissant trace de soi-même. Chez Ponge comme chez Bach, la signature est un moyen pour survivre à l’inachèvement désespérant de l’écriture.

*

Et pour, ici aussi, provisoirement en finir, il faut rappeler que Ponge n’a généralement pas voulu, au sens traditionnel, « faire de la musique » ni « imiter la musique » avec les mots, mais que ses recherches poétiques sont du même ordre que la recherche musicale. Cette analogie, il en a lui-même manifesté périodiquement une conscience particulièrement aiguë, par exemple dans La Fabrique du pré [46]. On reconnaît là une sorte de mise à l’épreuve plus ou moins délibérée de la distinction établie par Étienne Souriau [47] entre les arts du « premier degré » (en particulier la musique à visée purement esthétique) et ceux du « second degré » (en particulier la littérature à caractère « signifiant »). La poésie de Ponge incite à ne pas caricaturer cette distinction, mais au contraire à la nuancer et à l’enrichir : son écriture, qui n’occulte en rien la profondeur signifiante et connotative du mot (« second degré »), tire de cette profondeur même ses qualités d’art du « premier degré » et son harmonie, son fonctionnement esthétique. Solidairement, « premier » et « second » degrés se dépassent mutuellement pour laisser vibrer, dans toutes les acceptions possibles, ce que nous appellerons avec Ponge « la corde sensible [48] ».

Notes

[1Francis Ponge, « Notes pour un coquillage », Le Parti pris des choses [1942], Œuvres Complètes, édition de Bernard Beugnot, vol. I, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1999, p. 40. Désormais abrégé en OC I.

[2« L’art de la figue », entretien de Francis Ponge avec Jean Ristat [1978], reproduit dans Francis Ponge, Comment une figue de paroles et pourquoi [1977], édition de Jean-Marie Gleize, Paris, Flammarion, coll. « GF », p. 293.

[3Francis Ponge, « La société du génie », Le Grand Recueil II. Méthodes [1961], OC I, p. 635 à 641.

[4 Ibid. p. 636.

[5« Le pré », Nouveau Recueil [1967], Œuvres complètes, édition de Bernard Beugnot, vol. II, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2002, p. 342. Désormais abrégé en OC II.

[6Jean-Marie Gleize et Bernard Veck, Francis Ponge : actes ou textes, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires de Lille, coll. « Objet », 1984, p. 138 à 143.

[7Francis Ponge, « Pochades en prose », Méthodes,op. cit., p. 543.

[8Francis Ponge, Pour un Malherbe [1965], OC II, p. 47.

[9Francis Ponge, « Le gymnaste », Le parti pris des choses,OC I, p. 33.

[10Francis Ponge, Le Grand Recueil I. Lyres,OC I, p. 459 à 464.

[11Francis Ponge, « Le pré », Nouveau Recueil,op.cit., p. 341.

[12Francis Ponge, « Le volet », Le Grand Recueil III. Pièces [1961], OC I, p. 758.

[13Francis Ponge, « Plat de poissons frits », Pièces,op. cit., p. 768. « Sète alors » n’est pas sans faire penser au « Mézalor » employé par Queneau dans un article prônant l’orthographe phonétique : « Écrit en 1937 », in Bâtons, chiffres et lettres [1950], Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1973, p. 22.

[14Francis Ponge, La rage de l’expression [1952], OC I, p. 368.

[15Francis Ponge, « Braque le réconciliateur », Le Peintre à l’étude [1948], OC I, p. 128.

[16Bernard Beugnot, Poétique de Francis Ponge, Paris, PUF, 1990, p. 129.

[17Francis Ponge, « Le pré », Nouveau Recueil,op. cit., p. 342.

[18Francis Ponge, « La société du génie », Méthodes, op. cit. p. 637-638.

[19Francis Ponge, Le Savon [1967], OC II, p. 361.

[20Francis Ponge, « La scie musicale », Nouveau Nouveau Recueil, vo. I, 1992, OC II, p. 1079.

[21Francis Ponge, « La société du génie », Méthodes,op. cit., p. 635 à 641.

[22Francis Ponge, « Braque lithographe », L’Atelier contemporain [1977], OC II, p. 671.

[23L’enharmonie concerne le rapport entre deux notes différentes que l’on ne peut distinguer à l’oreille (par exemple mi dièze et fa naturel).

[24Francis Ponge, « La société du génie », op. cit. p. 636.

[25Michel Collot, Francis Ponge entre mots et choses, Seyssel, Champ Vallon, coll. « Champ poétique », 1991, p. 229.

[26Francis Ponge, « Le soleil placé en abîme », Pièces,op. cit., p. 780.

[27Jean-Jacques Rousseau, Essai sur l’origine des langues [1781], Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1990, p. 114.

[28Francis Ponge, La Fabrique du pré [1971], OC II, p. 483.

[29Francis Ponge, La Rage de l’expression,op. cit., p. 369.

[30Entretien de Julien Gracq avec Jean Guillou, Symphonia, novembre 1999.

[31Francis Ponge, La Table [1991], OC II, p. 932.

[32Ibid., p. 938-939.

[33Ibid., p. 917.

[34Ibid., p. 920.

[35Ibid., p. 929-930.

[36Ibid., p. 930-931.

[37Ibid., p. 932.

[38Ibid.

[39Ibid., p. 943.

[40Francis Ponge, Pièces, op. cit., p. 762.

[41Ibid. p. 764.

[42Bernard Beugnot, Poétique de Francis Ponge,op. cit., p. 173-174.

[43Voir Jean-Pierre Longre, « La musique, une composante poétique du théâtre de Jean Tardieu », in Les genres insérés dans le théâtre, Lyon, CEDIC, p. 153 à 164.

[44Roland Barthes, « Littérature et signification » [1963], Essais critiques, Paris, Seuil, coll. « Points », 1964, p. 267.)

[45Francis Ponge, « Le pré », Nouveau Recueil,op. cit., p. 344.

[46Voir Jean-Marie Gleize et Bernard Veck, Francis Ponge : actes ou textes, op. cit., p. 138 à 145.

[47Étienne Souriau, La Correspondance des arts. Éléments d’esthétique comparée, Paris, Flammarion, 1969.

[48Francis Ponge, Comment une figue de paroles et pourquoi [1977], OC II, p. 823.

Mis en ligne le 26 novembre 2014, par Aurélie Veyron-Churlet