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Alain Trouvé, Lire l’humain. Aragon, Ponge : esthétiques croisées

Benoît Auclerc

Alain Trouvé

Compte rendu, par Benoît Auclerc, de l’ouvrage d’Alain Trouvé, Lire l’humain Aragon, Ponge : esthétiques croisées, Lyon, ENS Éditions, collection « Signes », 2018, 340 p.

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Aragon et Ponge : oppositions et convergences au prisme de l’arrière-texte

Avec Lire l’humain, Alain Trouvé reprend et noue ensemble les différents fils de ses recherches antérieures. Le premier de ces fils est celui de la lecture, abordée dès 2004 dans Le Roman de la lecture : critique de la raison littéraire [1], essai dans lequel il se proposait déjà de préciser ce que serait une lecture spécifiquement littéraire, en interrogeant en particulier les notions d’auteur et d’intertexte. Ces réflexions se sont depuis concentrées sur la notion d’arrière-texte, élaborée notamment dans le cadre du CRIMEL de l’Université de Reims [2] où Alain Trouvé est enseignant-chercheur. Il a consacré à cette notion de nombreuses publications ces dernières années, comme L’Arrière-texte, pour repenser le littéraire, en collaboration avec Marie-Madeleine Gladieu et Jean-Michel Pottier M.-M. Gladieu [3], ou l’ouvrage collectif qu’il a dirigé, Nouvelles déclinaisons de l’arrière-texte [4]. Le deuxième fil est l’œuvre, double, de Louis Aragon et d’Elsa Triolet, abordée souvent elle aussi du point de vue de la lecture [5]. Un troisième fil est constitué par les études pongiennes, Alain Trouvé ayant, ces dernières années, consacré un certain nombre de conférences et d’articles à Ponge [6].
Sous-titré Aragon, Ponge : esthétiques croisées, Lire l’humain propose donc une lecture conjointe de deux œuvres majeures, contemporaines l’une de l’autre, si l’on en juge par les seules dates, mais aussi très distantes. Le projet d’Alain Trouvé est donc de se confronter au « noyau de complexité [7] » que présentent les deux œuvres d’Aragon et de Ponge envisagées ensemble, pour, effectivement, mettre au jour leurs différences voire leurs oppositions, mais aussi leurs affinités inaperçues, leurs convergences plus ou moins souterraines. La notion d’humain que convoque le titre vient désigner un horizon commun : il ne s’agit pas, avec « l’humain », comme on pourrait s’y attendre, de la crise de l’humanisme dont l’un et l’autre auteurs sont les contemporains, ni même du projet communiste d’élaborer un « homme nouveau ». Comme l’explicite l’introduction, il est question ici, dans la lignée des travaux du philosophe Francis Wolff [8], d’envisager la façon dont les conceptions de l’homme sont liées à un état de la pensée scientifique. En l’espèce, Alain Trouvé entend tenir compte des sources philosophiques, historiques, mais aussi scientifiques des deux auteurs pour interroger « une pensée de l’homme à l’œuvre dans leur pratique d’écriture [9] ».
Ce travail de poétique se double d’une réflexion théorique, à nouveau autour de la notion d’arrière-texte, mobilisée ici pour éclairer les deux œuvres étudiées, qui en retour permettent d’éprouver cet outil de lecture. Alain Trouvé retrace dans son introduction la genèse de ce concept, que l’on rencontre d’abord en 1969 sous la plume d’Elsa Triolet (La Mise en mots) et de Louis Aragon (Je n’ai jamais appris à écrire ou les Incipits), ponctuellement repris au cours des années 1970 par la sociocritique (chez Claude Duchet ou Henri Mitterand), et qui fait donc l’objet d’une réélaboration théorique depuis une dizaine d’années au sein des équipes de l’Université de Reims. L’enjeu est d’élargir la notion d’intertexte, en ne la limitant pas à des éléments strictement textuels, afin de pouvoir prendre en compte un contexte de création plus large : « réminiscences textuelles, mais aussi contexte culturel et artistique (nourri d’images), circonstances, corps de l’écrivain [10] ». La promesse de l’arrière-texte est donc d’enrichir l’intelligence des processus créateurs. Mais la notion est aussi sollicitée pour éclairer la dynamique de la lecture, en particulier pour comprendre la manière dont un sujet lecteur perçoit, investit, construit un texte. Les œuvres d’Aragon et de Ponge sont ainsi abordées à travers les processus créateurs qu’elles mettent en jeu, dans une approche génétique ; mais les deux auteurs sont aussi envisagés comme lecteurs ; et c’est enfin la relation à leur lecteur qui se trouve interrogée. L’ouvrage parcourt ainsi de multiples façons le « noyau de complexité » que constitue son objet.

Parcours multiples
Après une introduction qui présente les enjeux de ce programme, l’essai se déploie en six parties : la première (« Situation ») revient sur les croisements biographiques et textuels qui permettent d’établir une première relation entre les œuvres, et de préciser le cadre historique dans lequel elles se déploient et se sont rencontrées (ou évitées). Les quatre suivantes regroupent des études de textes de l’un et l’autre auteurs – études pour la plupart parues de façon éparse, ici mises en résonance, autour d’objets (Lautréamont, la peinture), ou d’un cadre éditorial communs (la collection des « Sentiers de la création » pour La Fabrique du Pré et Les Incipits par exemple). La dernière partie (« Deux notions, l’auteur et l’humain ») revient sur les enjeux théoriques de l’essai. Un « post-scriptum » propose un « Jeu de maximes et expressions », montage de citation de l’un et l’autre auteurs ménageant des échos d’une œuvre à l’autre et visant à faire entendre ce qu’Alain Trouvé nomme ailleurs « une proximité souterraine [11] ». Le tout est suivi de deux annexes, l’une reprenant la « liste des occurrences réciproques du nom d’auteur », la seconde les mentions et allusions manifestes à Lautréamont chez Aragon et Ponge.

La première de ces deux annexes, dit assez qu’Aragon et Ponge ne sont pas l’un pour l’autre une référence centrale. La première partie (« Situation ») retrace brièvement les parcours des deux écrivains dont les dates de vie coïncident presque exactement – 1897-1982 pour Aragon, 1899-1988 pour Ponge – mais dont les itinéraires ne se sont que peu croisés. Le premier chapitre (« Trajectoires littéraires et politiques ») revient notamment sur le rapprochement très ponctuel de Ponge avec le surréalisme, en 1930, peu de temps avant la rupture entre Breton et Aragon. Se trouve également abordée l’adhésion au Parti communiste, qui ne revêt pas la même dimension ni le même sens pour l’un et l’autre – Ponge adhérant de 1937 à 1947, tandis que l’engagement communiste est pour Aragon celui d’une vie. Alain Trouvé revient également sur le moment de plus grande proximité entre les deux écrivains, lorsqu’Aragon demande à Ponge, en novembre 1944, de diriger les pages culturelles du journal Action, qu’il assurera jusqu’en 1946. Le chapitre 2 étudie plus spécifiquement les « regards croisés » de l’un sur l’autre. Ponge se situe, jeune, par rapport à Aragon, dans des notes de jeunesse qu’il ne publiera toutefois qu’en 1984, dans Pratiques d’écriture, soit après la mort de l’intéressé, évoquant de façon plutôt critique « Aragon, grand poète “décadent” [12] » ; il en fait le dédicataire du « Platane [13] », l’un de ses rares poèmes de résistance. Mais là encore, le geste n’est pas dénué d’ambivalence, puisque la dédicace disparaît lors de la réédition du texte dans Le Grand Recueil, en 1961. Le nom d’Aragon apparaît encore quelques fois dans Pour un Malherbe (là encore, pas toujours en bonne part), mais la référence s’amenuise petit à petit. Les références à Ponge chez Aragon suivent une courbe inverse, et sont marquées elles aussi par une réserve certaine : c’est dans un texte de 1962, Le Parnasse à bâtons rompus qu’Aragon « prend acte de l’existence littéraire de Ponge [14] », comme l’écrit Alain Trouvé, pour s’interroger sur l’intérêt que lui portent les gens de Tel Quel : « Je vois, je dois dire, assez mal ce qui lie à son esthétique ces jeunes gens, si ce n’est la bravade. Après tout, c’est lui, leur Barrès [15] ». Si Aragon affirme dans le même texte qu’il a « longtemps pensé qu’on ne faisait pas sa place à Ponge [16] », il entend aussi faire entendre toute la surprise et, en somme, la désapprobation que lui inspire cette consécration tardive et marquée selon lui par le malentendu : « Francis Ponge, au fond, on se trompe tout à fait sur sa situation, comme on dit chez une autre sorte de snobs. Il est, voyez-vous, et personne ne s’en avise, le dernier poète parnassien, ou le premier néo-parnassien, si cela doit reprendre [17] » Les commentaires de l’un sur l’autre, distants de plusieurs dizaines d’années – « grand poète “décadent” », « premier néo-parnassien » – disent bien dans un cas comme dans l’autre qu’il s’agit de considérer une œuvre d’importance, mais traitée avec ironie voire condescendance. Ce décalage dans le temps – Ponge ressent la nécessité de s’expliquer à propos d’Aragon dans les années 1920, quand ce dernier commente la fortune de Ponge dans les années 1960, marque, comme le souligne Alain Trouvé, un équilibre voire une inversion des auras symboliques au mitan des années 1960.

La deuxième partie, « Lire et dire », propose une étude comparée des lectures de Lautréamont/Ducasse (chapitre 3) par les deux écrivains, et une analyse parallèle du Paysan de Paris et de La Seine (chapitre 4).
Alain Trouvé note d’emblée que « le retentissement de [la] lecture de Lautréamont » aboutit à des « résultats diamétralement opposés » : « d’une part, Les Aventures de Télémaque, Le Paysan de Paris, La Défense de l’infini, Je n’ai jamais appris à écrire, par exemple, et d’autre part Le Grand Recueil ou Pour un Malherbe [18]. » Le contraste est tout d’abord quantitatif, Lautréamont constituant une référence constante pour Aragon, tandis que Ponge ne lui consacre qu’un texte – « Le dispositif Maldoror-Poésies [19] », repris dans Méthodes. Mais il l’est aussi dans la teneur de la leçon que les deux écrivains tirent de l’œuvre double de Lautréamont-Ducasse : l’un, Ponge, met l’accent sur les implications langagières du « dispositif » que constitue l’œuvre, évitant la question du bien et du mal, tandis que l’autre, Aragon, se montre davantage attentif aux enjeux de « la réécriture au bien [20] » des Poésies. Le motif du sommeil, récurrent dans les Chants, « signale l’implication inconsciente inscrite dans l’écriture, coïncidant peut-être avec un abandon ponctuel de souveraineté [21] », dont le potentiel romanesque trouverait davantage d’écho chez Aragon. Mais en dépit de ces divergences, Alain Trouvé distingue une part de « convergence cachée », en particulier une « innutrition littéraire de haute intensité », se traduisant chez Aragon par une « matière Ducasse » toujours revisitée qui trouverait chez Ponge son pendant dans la « matière Malherbe [22] » Le chapitre suivant, « Dire le réel », se propose de montrer des « indices de parenté » et le « dialogue esthétique » qu’entretiennent Le Paysan de Paris (1926) et La Seine (1950). Cette parenté est évidemment thématique, mais aussi formelle, si l’on considère la dimension discursive des deux livres. Aragon se caractérise une nouvelle fois, et ce dès Le Paysan de Paris, par une part de romanesque perceptible pour Alain Trouvé dans le recours à la mythologie, part de romanesque à nouveau interprétée comme « un abandon partiel de souveraineté au bénéfice du lecteur [23] ».

Dans la troisième partie (« Des mots sur la peinture »), le rapprochement entre les deux poétiques se précise dans le dialogue entretenu par l’un et l’autre écrivains avec les peintres. Le chapitre 5 (« Des mots sur la peinture ») présente brièvement la place que les écrits sur les peintres occupent dans l’une et l’autre œuvres. Le chapitre 6, consacré aux écrits de Ponge sur Braque, revient dans son introduction sur la notion d’arrière-texte qui, faisant place à des réflexions intersémiotiques, entend échapper au pan-textualisme qui menace selon Alain Trouvé la notion d’intertexte, du moins entendue dans ses premières théorisations au début des années 1960. D’où le mouvement, dans l’ensemble de cette partie, « d’extension de l’arrière-texte à un objet non plus littéraire mais pictural [24] ». Les analyses qui suivent s’attachent à souligner « l’effacement de la frontière entre critique et poésie [25] » dans les textes sur Braque, mais aussi à resituer le corpus que constituent les neufs textes de Ponge sur Braque dans leur contexte historique [26]. Le chapitre suivant est consacré à la Cantate à André Masson, texte de 1977 qui figure à la fin de L’Œuvre poétique (1974-1981) d’Aragon et qu’Alain Trouvé propose d’envisager comme « miroir de l’œuvre et du parcours de son auteur [27] », où résonnent de nombreux « arrière-textes », de nature textuelle, picturale ou musicale, et où sont repris de façon rhapsodique de nombreux motifs de l’œuvre.

La partie suivante, « Sentiers de la création », rapproche deux textes qui se sont côtoyés dans la collection fameuse dirigée par Gaëtan Picon aux éditions Skira : Je n’ai jamais appris à écrire ou Les Incipits pour Aragon (livre auquel est consacré le chapitre 8), La Fabrique du Pré, pour Ponge, dont il est question dans le chapitre suivant. À propos du livre d’Aragon, Alain Trouvé souligne la proximité, au sein du livre, entre le particulier (le propos autobiographique), et le discours critique, l’ensemble étant placé de façon assumée sous le signe de la fiction, quitte, pour Aragon, à élargir l’idée même de roman. La Fabrique du Pré est abordé d’un point de vue génétique, et Alain Trouvé y discerne la mise en jeu d’un « pré-texte », « apparenté à un préconscient linguistique », qu’il articule à « l’arrière-texte », et en l’occurrence à l’ensemble des circonstances sensibles, biographiques, historiques, ayant façonné le texte et que Ponge expose, en particulier dans ce livre :

Pré-texte et arrière-texte présentent quelques points communs : la prise en compte d’un arrière-plan circonstanciel de la création, l’ajustement de la performance verbale (le texte en train de s’écrire) et de la chose vue ou éprouvée (avec les cinq sens), la prise en compte du fonds culturel qui nourrit l’écriture (spécialement pensé chez Ponge comme trésor de la langue française), la reconnaissance de l’implication de l’inconscient [28].

La question de la mise en jeu de processus inconscients et d’un travail de révélation du sens par la lecture se trouve plus particulièrement explorée dans la sixième partie, justement intitulée « Secrets d’écriture ». Le chapitre portant sur Ponge est consacré au Savon, et sur la manière dont le livre est traversé, de façon plus ou moins explicite, par la mémoire de la Seconde Guerre mondiale et de la Shoah. Alain Trouvé rappelle en des pages utiles les différents contextes du livre – dates d’écriture, moment de la création à la radio (allemande, ce qui n’est pas anodin en l’occurrence), moment de la publication – et comment un certain nombre de formulations du texte résonnent avec cette mémoire – ou son effacement. Ponge écrit ainsi en 1946, à propos de l’eau dans laquelle disparaît le savon : « il lui est bien autrement difficile de se débarrasser du savon, et des traces de son crime [29] » ; un peu plus haut (mais la même année), il est question des « plus effroyables », des « plus éprouvants » « événements ou spectacles [30] », que Ponge choisit de n’évoquer que par une série de pointillés assortis d’une parenthèse programmatique : « (En faire un petit développement [31]) ». Le texte de Ponge traite effectivement de la mémoire, de l’oubli, de ce que ces processus ont à voir avec les crimes et la culpabilité. Faut-il pour autant rechercher dans les brouillons écartés « une face à découvrir plus ou moins refoulée [32] », voir dans « l’écriture poétique du texte » une manifestation de ce refoulement et dans le savon une « résurgence de la tache d’encre en dépit de la tentative répétée de lessiver le langage pour lui faire atteindre la pureté poétique [33] » ? Cette interprétation terme à terme paraît difficile à soutenir tant la « pureté poétique » est justement sans cesse interrogée et mise à mal dans le texte, et l’on suit sur ce point plus aisément Nathalie Barberger lorsqu’elle déroule le fil de la « sale histoire », une histoire dont on ne peut garder la mémoire qu’en renonçant à la pureté, dont on est bien tenté de se débarrasser mais dont il impossible de se sortir indemne [34]. D’une certaine manière, tout cela semble exposé dans le livre lui-même, sans qu’il soit besoin de solliciter un nécessaire arrière-texte ou un sens refoulé, conjectural. Que Ponge, par ses silences délibérés, se montre ambivalent à l’égard de cette mémoire salissante – et il le sera de plus en plus au fil des années – est un fait, que l’on peut à bon droit lui reprocher. De ce point de vue, les pages consacrées aux échos et au montage des citations du Savon dans le livre récent de Francis Cohen, Choses que nous savons [35], sont éclairantes, même si l’on peine à suivre Alain Trouvé quand il voit dans ce livre violemment polémique à l’égard de Ponge un « hommage paradoxal [36] ». Le chapitre suivant est consacré au dernier roman publié du vivant d’Aragon, Théâtre/Roman, et plus particulièrement au chapitre « Daniel ou le metteur en scène », qui met aux prises un metteur en scène et son acteur projetant de jouer Les Lacènes, pièce d’un écrivain baroque peu connu, Montchrestien, dont le nom appelle celui de l’un de ses contemporains : Malherbe. Dans la fiction, les répétitions amènent une révélation : Daniel a été déporté. Dans son analyse, Alain Trouvé s’attache quant à lui, en suivant « la piste Montchrestien [37] », à faire émerger un « intertexte caché [38] », une référence implicite à Ponge qui ferait de Théâtre/Roman une « réplique esthétique silencieusement donnée au livre de Ponge », défendrait un baroque laissant sa place au « désordre des émotions » « contre le classicisme triomphant [39] » – et ce, même si le parti pris de Malherbe n’est par pour Ponge un choix univoque du classicisme, lui qui justement loue le « baroque tendu de Malherbe » contre « les Aragoniens [40] ».

La dernière partie, intitulée « Deux notions : l’auteur et l’humain », revient sur les outils et présupposés théoriques de l’ensemble du livre. Le chapitre 11, « Arrière-texte et auteur impliqué : deux esthétiques antithétiques ? », s’attache à montrer comment la notion d’arrière-texte permet une relativisation des figures auctoriales. D’où la notion de voix d’auteur, qu’Alain Trouvé propose d’employer, afin de distinguer le sujet biographique de cette construction d’une voix, construction qui s’élabore dans la production d’une esthétique comme dans l’activité de lecture. En cela, l’arrière-texte « est à comprendre comme conjecture raisonnée faisant dialoguer avec le texte un double arrière-plan, celui du sujet auteur et celui du lecteur, le second interprétant la voix du premier en produisant son propre texte [41]. » Sur ce point, Alain Trouvé convoque Wayne Booth, à travers la notion d’« auteur impliqué » (induit par le texte), mais semble aussi rejoindre le Barthes de Sade, Fourier, Loyola faisant l’hypothèse qu’il faudrait dans un texte « un sujet à aimer », sujet produit après-coup par un possible « biographe amical et désinvolte ». Mais, alors que Barthes suppose ce sujet conjectural « promis même à la dispersion [42] », Trouvé postule de façon plus optimiste voire volontariste « la rencontre, par texte interposé, d’une altérité subjective [43] ».
Les poétiques d’Aragon et de Ponge sont confrontées sur ce point de la construction d’une voix d’auteur et de la place qu’elles laissent à leurs lecteurs dans ce processus. L’étude est conduite, pour ce qui est d’Aragon, à nouveau à partir de Théâtre/Roman, de Comment une figue de paroles et pourquoi concernant Ponge. Ces lectures parallèles font apparaître deux procès bien distincts voire opposés : « l’objet-texte comme procès et/ou comme bombe, côté pongien, la navigation poétique dans le texte du monde et de l’histoire, sur le versant aragonien [44] ». C’est aussi un autre rapport au lecteur qui se dessine, Trouvé distinguant chez Aragon une forme de déprise qui laisse ouvert à autrui un espace d’appropriation et d’interprétation, tandis que « l’orgueilleuse poétique » pongienne lui semble caractérisée par une démarche cognitive revendiquée où le lecteur se verrait en quelque sorte réduit au rôle de récepteur d’un message, le texte se laissant enclore dans « le modèle de la communication ». Toutefois, la place laissée à l’inconscient, mais aussi l’espace de fiction entrouvert avec le nom d’auteur romanisé [45] constituent pour Alain Trouvé les gages d’un desserrement de cette poétique qui menacerait sinon d’être crispée autour d’un rêve de maîtrise auctoriale. La fiction, plus spécifiquement le roman, apparaissent finalement comme les moyens de remettre en mouvement la figure de l’auteur, Alain Trouvé invitant finalement à « penser une sorte de roman de l’auteur, entrevu par les écrivains et qui serait à élaborer par le lecteur [46] ».
Le dernier chapitre de l’ouvrage, « Paradigmes de l’humain », s’efforce de montrer que les œuvres d’Aragon et de Ponge, par la « curiosité scientifique » qu’elles manifestent, supposent, dans la lignée de Kant, une certaine conception « de l’homme ». Alain Trouvé s’appuie à nouveau sur le livre de Francis Wolff [47] convoqué dans son introduction, qui postule que les conceptions de l’humain sont solidaires des états de la science d’une société donnée. De ce point de vue, le marxisme d’Aragon, qui pense « un sujet assujetti », soumis à des déterminismes qui lui échappent, relèverait du « paradigme structuraliste » dégagé par Francis Wolff [48], tandis que chez Ponge, « le congé donné à l’histoire, conçue comme formation idéologique sans consistance, penche vers ce grand mouvement de renaturalisation analysé par Francis Wolff », qui évoque pour la période contemporaine un « paradigme cognitiviste » qui serait la conséquence des sciences biologiques [49] . Il en découle une opposition des conceptions du temps chez les deux écrivains, temps historique chez Aragon, temps cosmique chez Ponge. Alain Trouvé confronte enfin les deux auteurs dans leur rapport à la langue, Aragon se caractérisant son intérêt pour la variété des langues, tandis que Ponge le monolingue travaillerait à une « reconstitution de la langue [50] ».
On peine néanmoins à percevoir comment s’articulent ces considérations, tant la catégorie chargée de les relier est vaste (« Qu’est-ce que l’homme ? », se demande Alain Trouvé à l’ouverture du chapitre, et sans doute cette question gigantesque interdit-elle de trouver une échelle adéquate pour conduire ce propos conclusif). « L’humain » est une notion d’autant plus difficile à manier qu’elle est ici peu historicisée, alors que, pour des écrivains de la génération de ceux qui sont étudiés, et pour Ponge en particulier, elle est un objet problématique, conjectural, interrogé de façon inquiète et polémique. Après tout, « le parti pris des choses » est un parti pris formulé contre l’anthropocentrisme, des « Notes premières de “L’Homme” » (où les guillemets pèsent tout leur poids) à Joca Seria, ces questions ne cessent de traverser l’œuvre, et il paraît difficile de les écarter en évoquant « une sorte d’antihumanisme théorique [51] » de Ponge.
Ces réserves soulevées par l’ultime chapitre sont aussi une stimulation à prolonger le dialogue avec l’essai, et en particulier avec l’outil conceptuel qu’il fait jouer.

Quelques questions posées à l’arrière-texte
Si la notion d’arrière-texte, présente dans l’ensemble des analyses, permet de mettre à distance des figures auctoriales intimidantes (et les deux qui sont traitées ici le sont à plus d’un titre), si elle permet effectivement de mettre en relation des phénomènes de natures diverses (intertextes proprement dits, rapport aux autres arts, déterminations sensibles, contextes historiques), elle n’est pas sans poser un certain nombre de questions, pour ce qui concerne la poétique de Ponge spécifiquement, et, sur le plan théorique, en ce qui concerne la conception de la lecture (littéraire) qui la sous-tend, et in fine, les présupposés de lecture qu’elle entraîne.
Comme le rappelle Alain Trouvé dès son introduction, l’arrière-texte est d’abord un concept élaboré par Louis Aragon et Elsa Triolet, et, s’il a fait l’objet depuis d’une élaboration théorique poussée, sans doute trouve-t-il chez Aragon un terrain plus propice à s’épanouir – le jeu des allusions, des arrière-plans inconscients, des variations analogiques et des échos synesthésiques y occupant une place capitale. L’application à Ponge de la notion, qui suppose que l’accent soit mis dans la lecture sur la profondeur, ne va pas sans induire des effets de sens parfois contestables. C’est particulièrement sensible dans le chapitre consacré à La Fabrique du Pré : si Alain Trouvé donne la citation « la platitude est une perfection [52] », toute l’analyse vise en somme à donner de la profondeur à ce texte, à mettre au jour ses arrière-plans, ses déterminations masquées, plus ou moins conscientes, et que la démarche, herméneutique en son fondement, vise à dévoiler, cette profondeur conférée au texte ayant pour charge plus ou moins explicite d’en augmenter la valeur. Or, s’il existe chez Ponge un goût pour les « racines », une rêverie sur les origines – goûts qui sont certes à interroger de façon critique – la mise à plat, la déhiérarchisation, y compris et surtout des catégories de discours, en vue d’obtenir une « poésie tapée aplatie en prose ou prose aplatie [53] », tous ces aspects de la poétique pongienne se trouvent ici rejetés hors du champ de l’analyse. Cette analyse s’appuie elle-même sur une approche très hiérarchisée des significations, des genres du discours, où « la poésie » est une chose valorisée en tant que telle, de façon univoque : à propos des écrits sur Braque, Alain Trouvé discerne dans le recours à « l’écriture poétique », caractérisée par une « effervescence métaphorique » et un jeu sur la musicalité des signifiants, une manière de « [congédier] les idées préconçues [54] ». Une même forme de poéticité est présupposée à propos du Pré, qui est une nouvelle occasion de s’arracher à toute platitude, implicitement rejetée hors du champ de l’analyse du texte, qui se conçoit ici comme analyse esthétique : « L’écriture du pré est elle-même prise dans un jeu poétique de formulation, ce qui l’élève, compte tenu de la nature de l’objet représenté, à une théorie de l’écriture poétique en général [55]. » Or, si une telle valorisation du poétique est sans doute à l’œuvre chez Aragon, la poétique de Ponge au contraire y résiste fortement, et explicitement. Alain Trouvé en fait pourtant un point de convergence entre les deux auteurs, voyant dans La Seine et Le Paysan de Paris deux textes qui accordent « la plus haute valeur à la parole poétique, tendue vers un “absolu poétique [56]” ». Il voit en effet dans le montage des citations opéré par Ponge dans La Seine un privilège accordée aux poètes, privilège hérité du romantisme allemand, là où Bernard Veck soulignait que les pratiques intertextuelles jouaient un rôle de relativisation voire de remise en cause d’une spécificité de la parole poétique [57]. Et, de fait, si la poétique de Ponge s’enlève sur un fonds de nostalgie d’absolu, qui traverse toute l’œuvre – des « jeunes gens » qu’il s’agit de « sauver du suicide », « de l’entrée aux flics ou aux pompiers [58] » au « lecteur absolu » du Savon – elle multiplie les dispositifs visant précisément à déconstruire cet absolu pour accéder à des « succès relatifs », et peut à bon droit être considérée, comme l’avait montré Bernard Veck, comme un « refus de l’absolu littéraire ».

La résistance de la poétique pongienne à de telles analyses fait en outre émerger des questions d’ordre théorique concernant l’arrière-texte. Il semble en effet qu’elle induise une attitude herméneutique qui présuppose une idée stable de ce qu’est la « lecture littéraire » – une lecture qui échappe aux contraintes de la « communication », se caractérise par sa dimension esthétique. D’où la nécessité, sans doute, pour celui qui manie la notion, de présupposer une forme de « poéticité » du texte, ou de la lecture, ce caractère littéraire, ou poétique de la lecture constituant une forme d’élévation [59], de cadre interprétatif, sans que les conditions de production de ce cadre, ou ses bords, fassent nécessairement l’objet d’un examen. Si Alain Trouvé se réfère à plusieurs reprises à la notion de jeu de langage, dit ne pas vouloir choisir entre Wittgenstein et Ricoeur, il semble néanmoins que sa démarche relève bien de l’herméneutique, du dégagement d’un sens plus ou moins secret, l’arrière-texte constituant un « en-deçà de tout énoncé [qui] en constitue le terreau et le lieu mental de gestation [60] ». À cet égard, l’essai prend le contrepied des théorisations pragmatistes de la lecture, théorisations qui mettent l’accent sur les usages des textes, et ce faisant contestent vigoureusement toute clôture esthétique, et partant la spécificité de la lecture littéraire [61]. Or, ce goût du sens à débusquer, s’il permet des mises en relation fécondes et souvent inattendues, s’avère également coûteux, et contraignant la lecture.
Cette confrontation ambitieuse des œuvres d’Aragon et Ponge, œuvres si marquantes pour leur époque et la nôtre, œuvres si étrangères l’une à l’autre, si opposées par bien des points mais dont Alain Trouvé parvient à orchestrer le dialogue, appelle ces questions. Et ce n’est certes pas le moindre mérite de Lire l’humain que de se placer sur le terrain de ces interrogations fondamentales.

Benoît Auclerc


Pour citer cette ressource :

Benoît Auclerc, « Alain Trouvé, Lire l’humain. Aragon, Ponge : esthétiques croisées », Publications en ligne de la SLFP, automne 2019. URL : http://francisponge-slfp.ens-lyon.fr/?Alain-Trouve-Lire-l-humain-Aragon


Notes

[1A. Trouvé, Le Roman de la lecture : critique de la raison littéraire, Bruxelles, Margada, coll. « Philosophie et langage », 2004.

[2Centre de Recherche Interdisciplinaire sur les Modèles Esthétiques et Littéraires.

[3J.-M. Pottier et A. Trouvé, L’Arrière-texte : pour repenser le littéraire, Bruxelles/Bern/Berlin, Peter Lang, coll. « ThéoCrit’ », 2013.

[4A. Trouvé (dir.), Nouvelles déclinaisons de l’arrière-texte, Reims, Épure (Éditions et Presses de l’Université de Reims), 2018.

[5Voir notamment : Le lecteur et le livre fantôme : essai sur « La Défense de l’infini » de Louis Aragon, Paris, Kimé, 2000 ; et, déjà dans la collection « Signes » des ENS Éditions, La Lumière noire d’Elsa Triolet (2006).

[6Par exemple : « Ponge/Braque : perspectives arrière-textuelles », Littérature, 2015/3, n° 179, p. 109-125. Une version remaniée de cet article constitue le chapitre 6 de Lire l’humain.

[7A. Trouvé, Lire l’humain. Aragon, Ponge : esthétiques croisées, Lyon, ENS Éditions, coll. « Signes », 2018, p. 10.

[8F. Wolff, Notre humanité : d’Aristote aux neurosciences, Paris, Fayard, 2010.

[9A. Trouvé, Lire l’humain, op. cit., p. 12.

[10Ibid., p. 18.

[11Ibid., p. 78.

[12F. Ponge, Pratiques d’écriture ou l’inachèvement perpétuel [1984], Œuvres complètes, vol. II, éd. B. Beugnot, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2002 ; p. 1048 et suivantes.

[13F. Ponge, « Le Platane », Le Grand Recueil III. Pièces [1961], Œuvres complètes, vol. I, éd. B. Beugnot, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1999, p. 729.

[14A. Trouvé, Lire l’humain, op. cit., p. 53.

[15L. Aragon, « D’un Parnasse à bâtons rompus », Les Lettres françaises, 12 avril 1962, repris dans L’Œuvre poétique, vol. 13, Paris, Livre Club Diderot, p. 388 ; cité par A. Trouvé, Lire l’humain, op. cit., p. 64.

[16Ibid.

[17L. Aragon, « D’un Parnasse à bâtons rompus », OP 13, p. 390, cité par A. Trouvé, Lire l’humain, op. cit., p. 66.

[18A. Trouvé, Lire l’humain, op. cit., p. 78.

[19F. Ponge, Le Grand Recueil II. Méthodes [1961], OC I, p. 633-635.

[20Aragon, faisant référence à l’exergue des Poésies, cité par A. Trouvé, Lire l’humain, op. cit., p. 79.

[21A. Trouvé, Lire l’humain, op. cit., p. 95.

[22Ibid., p. 99.

[23Ibid., p. 122.

[24Ibid., p. 136.

[25Ibid., p. 143.

[26Sur cette mise en perspective historique du rapport de Ponge à Braque, on pourra également se reporter à la thèse de Frédéric Mandon, Francis Ponge et Georges Braque : convergences et réciprocité de pratiques, thèse de l’ENS de Lyon, 2009.

[27A. Trouvé, Lire l’humain, op. cit., p. 181.

[28Ibid., p. 235.

[29F. Ponge, Le Savon [1967], OC II, p. 400. Cité par A. Trouvé, Lire l’humain, op. cit., p. 255.

[30Étrange formulation, qui se trouve dans Le Savon, op. cit., p. 383.

[31Ibid. Cité par A. Trouvé, Lire l’humain, op. cit., p. 255.

[32A. Trouvé, Lire l’humain, op. cit., p. 257.

[33« On n’est pas dans le refoulement mais dans quelque chose qui n’en est pas très éloigné et que connote peut-être l’écriture poétique du texte, de façon plus ou moins consciente : variation sur l’élimination progressive de cet objet humanisé : le savon, résurgence de la tache d’encre en dépit de la tentative répétée de lessiver le langage pour lui faire atteindre la pureté poétique. » (Ibid., p. 256).

[34N. Barberger, « Ne pas choisir entre Horace et Artaud », in B. Auclerc et B. Gorrillot (dir.), Politiques de Ponge, Revue des Sciences Humaines, n° 316, 2014, p. 103-118.

[35F. Cohen, Choses que nous savons, Caen, Éditions Nous, 2015.

[36A. Trouvé, Lire l’humain, op. cit., p. 260.

[37Selon le titre donné à ce chapitre.

[38Ibid., p. 271.

[39Ibid., p. 272-273.

[40F. Ponge, Pour un Malherbe [1965], OC II, p. 134.

[41Ibid., p. 278.

[42R. Barthes, Sade, Fourier, Loyola [1971], Œuvres Complètes, vol. II, éd. d’Éric Marty, Paris, Éditions du Seuil, 1993, p. 1045.

[43A. Trouvé, Lire l’humain, op. cit., p. 278.

[44Ibid., p. 282.

[45« Tout se passe comme si le roman, exclu de la scène littéraire pongienne, faisait ainsi discrètement retour. » (Ibid., p. 289).

[46Ibid., p. 292.

[47F. Wolff, Notre humanité, op. cit.

[48A. Trouvé, Lire l’humain, op. cit., p. 296.

[49Ibid., p. 296.

[50Ibid., p. 303.

[51Ibid., p. 299.

[52F. Ponge, La Fabrique du pré, op. cit., cité par A. Trouvé, Lire l’humain, op. cit., p. 233.

[53F. Ponge, Comment une figue de paroles et pourquoi [1977], OC II, p. 821.

[54A. Trouvé, Lire l’humain, op. cit., p. 145.

[55Ibid., p. 238.

[56Ibid., p. 115.

[57B. Veck, Francis Ponge ou le refus de l’absolu littéraire, Liège, Margada, coll. « Philosophie et langage », 1993.

[58F. Ponge, « Rhétorique », Proêmes [1948], OC I, p. 192.

[59Par exemple, dans cet autre passage consacré au Pré : le « croisement du son et du sens vise un langage plein qui fait tout le plaisir de la lecture poétique. » (Ibid., p. 220).

[60Ibid., p. 192.

[61On songe ici aux analyses de Marielle Macé autour de la notion de stylistique existentielle (Façons de lire, manières d’être, Paris, Gallimard, coll. « Les Essais », 2011 ; Styles. Critique de nos formes de vie, Paris, Gallimard, coll. « Les Essais », 2016). Pour une approche anthropologique des pratiques de lecture situées dans la suite de Wittgenstein et contestant vigoureusement l’herméneutique, voir Florent Coste, Explore, Questions théoriques, coll. « Forbidden Beach », 2017).

Mis en ligne le 27 janvier 2020, par Luigi Magno