Francis Ponge (1899-1988) appartient par sa naissance au dix-neuvième siècle. C’est donc en humaniste qu’il a traversé deux guerres mondiales avant de parvenir au milieu de sa vie. Or, ces deux expériences déshumanisantes, vécues par la plupart des Français comme une double apocalypse intérieure, n’ont fait que renforcer chez lui l’impression que la mort de son père lui a laissée : en 1923, cette disparition l’a placée, avec une violence inouïe, face au problème linguistique. Il prend soudain conscience du « drame de l’expression ». Entre ce qu’il ressent et le peu qu’il parvient à décrire, l’écart lui paraît considérable (« nous sommes trop loin de compte »). C’est la raison qui l’entraîne à se proposer à lui-même une entreprise de « rééducation verbale ». Celle-ci passe d’abord par un refus du langage courant. Dès les Douze petits écrits (1926), le futur auteur du Parti pris des choses (1942) s’insurge contre l’usage uniquement transactionnel du langage. Par le biais de petites fables satiriques, il cherche à s’écarter des façons de parler coutumières de ses contemporains. « Qu’on s’en persuade : il nous a bien fallu quelques raisons impérieuses pour devenir ou pour rester poètes. Notre premier mobile fut sans doute le dégoût de ce qu’on nous oblige à penser et à dire, de ce à quoi notre nature d’hommes nous force à prendre part. […] Une seule issue : parler contre les paroles. Les entraîner avec soi dans la honte où elles nous conduisent de telle sorte qu’elles s’y défigurent. Il n’y a point d’autre raison d’écrire ». Mais il ne se contentera pas d’une simple dénonciation. Ponge est un bâtisseur, un pionnier. Après avoir souligné les leurres de la rhétorique traditionnelle, il cherche malgré tout à construire un monument de parole. Pour cela, il lui faut définir dans le langage certains objets inédits sur lesquels il pourrait s’appuyer comme sur les choses qu’il y a là, à portée de la main – ces choses élémentaires qui dans les périodes de rationnement ont acquises une valeur souveraine : le « cageot », la « pomme de terre », l’« huître », la « serviette, « l’eau », etc. Voilà le cosmos auquel Ponge veut s’ouvrir avec une attention entière et attendrie. Il met un point d’honneur à « relever le défi des choses au langage », à les renommer de la « façon la plus claire », presque scientifiquement. S’il se défie d’une grammaire aux lois universelles, il maintient une rhétorique qui répond aux règles proposées par son objet (il y aurait une rhétorique de l’« escargot », distincte de celles du « savon », ou de l’« huître »). Toutes les ressources de la langue française doivent être mises en œuvre pour que ces nouvelles définitions des choses deviennent des objets linguistiques possédant leur unité et leur spécificité propre (Ponge parle d’ « objeu »). Il rêverait que les formulations qu’il énonce se substituent à celles du dictionnaire, notamment à celles du Littré qu’il vénère depuis l’enfance parce qu’il y a découvert un « monde verbal » aussi réel que le monde concret. Les choses qu’il choisit de se réapproprier appartiennent aux trois règnes (minéral, végétal, animal) et aux quatre éléments (eau, terre, air, feu). Selon lui, le mot « chose » recouvre tout ce qui possède une forme exclusive, mécanique, et est incapable d’introspection ; une « chose » peut être un « galet » comme un automate. Pour refaire un monde en miniature, « à tous les sens du mot refaire » : pour le reproduire, et à la fois le renouveler et le réinventer, il se donne une méthode d’approche phénoménologique de l’objet, convoquant les cinq sens : vue, ouïe, odorat, toucher, goût.
Les livres de Ponge rompent ainsi avec la tradition pascalienne des mystiques. Le poète est trop matérialiste pour croire à l’existence d’un arrière-pays des choses. Son innovation capitale est d’avoir fixé un absolu visible, autour duquel il mobilise tout ce qui est en son pouvoir : souvenirs, impressions sensuelles, allitérations, sciences naturelles et étymologiques, philosophies anciennes et modernes, botanique et biologie. Comme si les objets lui fournissaient un prétexte pour produire un savoir encyclopédique. Cela est patent à mesure que le poète vieillit. Aux textes majoritairement « bouclés » des débuts, succèdent des proses de forme ouverte, où Ponge met en place une poétique de l’approximation. Plutôt que de livrer d’emblée, comme une petite « bombe », la formulation close et définitive d’un objet, il a le souci d’en proposer plusieurs, et d’organiser les états de sa réflexion (La Fabrique du pré). Le travail de composition semble gagner en importance sur le résultat de son effort. Peu d’écrivains, sinon peut-être un Montaigne ou un Valéry, ont livré aussi scrupuleusement la genèse de leurs images et l’« histoire de [leurs] pensées ». Ponge les a presque toutes notées, conservant jusqu’aux brouillons de ses propres lettres. Sans doute a-t-il toujours eu dans l’idée que la littérature en train de se faire, en tout cas la sienne, ne se limitait pas aux seules publications. Chez lui, la notion d’œuvre doit s’entendre dans un sens large : à la totalité des textes imprimés, elle intègre l’arrière-plan mouvant des manuscrits, le fatras de l’atelier, et les barbouillages de toutes espèces. À la façon des peintres qui ménagent une place à leurs « planches refusées », Ponge agrège à ses œuvres l’ensemble des travaux intermédiaires.
En tournant autour des objets pour trouver leur qualité différentielle, il fait le tour de lui-même. J’en reviens aux premières lignes de cet article : Ponge est resté foncièrement humaniste. Quand il s’efforce de décrire le « monde muet », il décrit aussitôt le rapport que nous entretenons avec. L’homme, dans toutes ses dimensions, n’est pas évacué. À l’horizon des choses, « c’est l’Homme qui est le but ». Ce que confirment certaines projections anthropomorphiques que l’on a parfois relevées : le « cageot » est « ahuri d’être dans une position maladroite », les arbres au printemps « se flattent d’être dupes », ou le papillon « venge sa longue humiliation amorphe de chenille ». Ponge n’est pas un pur « poète des objets ». Au contraire des Nouveaux Romanciers, sa logique n’est pas strictement descriptive. Il convoque les choses à sa table de travail pour mieux comprendre qui il est : « Mon âme est transitive : il lui faut un objet qui l’affecte, comme son complément direct ». Il ne cache jamais sa volonté de « produire un objet de plaisir pour l’homme ». La sophistication de ses « exercices », leurs trouvailles, leurs incessantes « prouesses verbales », leur humour, leurs rodomontades ludiques apportent au lecteur une intense jubilation que Ponge nomme l’« objoie ».
Cette fête linguistique, qui appelle presque des applaudissements, nous toucherait peut-être un peu moins si elle n’accompagnait pas un « affranchissement », une « libération » des objets. Je veux dire si Ponge, très tôt, n’avait pas établi une association étroite à laquelle il est resté fidèle, entre sa pratique littéraire et une revendication politique. « Je m’aperçois d’une chose : au fond ce que j’aime, ce qui me touche, c’est la beauté non reconnue, c’est la faiblesse d’arguments, c’est la modestie. Ceux qui n’ont pas la parole, c’est à ceux-là que je veux la donner. Voilà où ma position politique et ma position esthétique se rejoignent. Rabaisser les puissants m’intéresse moins que glorifier les humbles. Les humbles : le galet, l’ouvrier, la crevette, le tronc d’arbre et tout le monde inanimé, tout ce qui ne parle pas… Je suis un suscitateur ». D’où le nom qu’il donne à certains de ses « petits écrits », les « sapates ». Ses œuvres complètes pourraient être rangées sous cette dénomination. D’après Littré, un « sapate » (n.m.) est un « présent considérable, donné sous la forme d’un autre qui l’est beaucoup moins, un citron par exemple, et il y a dedans un gros diamant ». À son meilleur en effet, Ponge réussit à faire vibrer la langue française et l’univers tout entier sur l’aile d’une « guêpe », quand ce n’est pas au milieu d’un bois de pins, « dans une brosserie haut touffue de poils verts ».
Amaury Nauroy