Je n’ai jamais eu la chance de rencontrer Francis Ponge, mais son œuvre n’a cessé d’accompagner mon parcours de lecture, de recherche et d’écriture. Elle m’a donné des leçons de morale et de poésie, fourni « des raisons d’écrire », mais aussi des « ressources naïves » pour « vivre heureux » [1]. Je l’ai découverte au cours de mes études, au croisement de la poésie et de la philosophie. Chez les poètes que j’aimais et dans les poèmes que j’écrivais, le travail sur les mots m’apparaissait inséparable d’un retour « aux choses mêmes », auquel m’invitaient aussi les phénoménologues qui faisaient du logos une voie d’accès au sens du sensible.
Mais les méthodes à l’honneur dans les études littéraires en France au début des années 1970, inspirées de la linguistique structurale, traitaient le poème comme un objet de langage clos sur lui-même, sans rapport avec le monde extérieur. La fonction poétique, selon Jakobson, se caractérisait par l’accent mis sur la forme du message linguistique, et non sur son contenu [2]. À cette conception formaliste s’opposaient ma lecture et ma pratique de la poésie, que je croyais fidèles à l’exemple de Ponge qui, tenant compte des mots, avait pris le parti des choses. Pour me guérir de mon illusion référentielle, un de mes camarades, adepte de Tel Quel, me renvoya à l’entretien dans lequel Ponge expliquait que son texte sur l’huître était moins une description du mollusque qu’une construction verbale à partir des signifiants du titre [3]. Pourtant, relisant le poème, j’entendais bien le jeu sur les mots mais je voyais aussi la chose.
Je fis part de ma perplexité à un ami philosophe et poète, qui attira mon attention sur le livre qu’Henri Maldiney venait de consacrer à Ponge [4]. Dénonçant la « logologie » ambiante, le philosophe y défendait la portée ontologique de la poésie, et s’appuyait sur la phénoménologie pour montrer que la signification poétique repose à la fois sur les qualités sensibles des mots et sur celles des choses. Ponge avait manifesté son accord avec cette interprétation de sa démarche, qu’il n’hésitait pas à placer lui-même sous le signe d’une « phénoménologie poétique » [5]. Telle était aussi l’orientation qu’avait donnée à ses lectures de la poésie moderne, et à celle de Ponge en particulier, Jean-Pierre Richard [6], à qui je demandai de diriger mes premiers travaux de recherche.
Ils ne furent pas consacrés à l’œuvre de Ponge, que je connaissais encore trop mal et dont la réception était alors dominée par le textualisme et la pensée de la différence, qui reléguait au second plan le sens et la référence. Devenu en 1979 caïman à l’École normale supérieure, où la parole de Derrida bénéficiait d’une large audience, j’ai organisé avec quelques esprits réfractaires un séminaire consacré à la place du référent en poésie. Nous avons invité plusieurs poètes à s’exprimer sur cette question, qui nous semblait trop négligée par la théorie littéraire. Nous étions notamment curieux de connaître la position d’un membre éminent de l’Oulipo ; il nous démontra par a + b que la référence n’était qu’une « métrique de substitution », c’est-à-dire une contrainte formelle parmi d’autres. Comme je lui objectais l’exemple du Parti pris des choses, il me répondit que le recueil n’était qu’une suite de compositions françaises du niveau de l’école élémentaire…
Les années 1980 virent le déclin du formalisme et du textualisme, qui encourageait la poétique à prendre plus au sérieux le parti pris des choses, sans le dissocier du compte-tenu des mots. Une approche objectiviste et/ou littéraliste de l’œuvre de Ponge était susceptible de rendre justice à son souci de « décrire les choses de leur propre point de vue » [7], en les dépouillant d’un imaginaire personnel et collectif qui en masque la réalité concrète. Mais elle risquait de méconnaître la part qui revient à la subjectivité dans une pratique d’écriture dont la publication des avant-textes révélait la complexité et l’ambiguïté. Le projet d’introduction au Parti pris montre bien, par exemple, que la description des choses avait été pour Ponge une manière indirecte de se dire et de se construire, car « les qualités que l’on découvre aux choses deviennent rapidement des arguments pour les sentiments de l’homme » [8]. Les Proêmes tiennent à la fois du journal intime et de l’art poétique : Ponge y cherche à résoudre une crise personnelle en même temps que le « drame de l’expression » [9]. Et toute sa production d’après-guerre est animée par le désir de « prendre » enfin « son propre parti » [10]. La biographie d’Armande Ponge nous permet aujourd’hui de mesurer à quel point sont liées l’œuvre et la vie de son père [11].
La remise en cause du modèle structuraliste conduisait la critique et la théorie littéraires à réinscrire les textes dans une histoire individuelle et collective, à réhabiliter un genre comme l’autobiographie et à redéfinir une notion comme celle de lyrisme [12]. Ce contexte m’incitait à proposer un parcours de l’œuvre pongienne qui tienne plus précisément compte de son évolution et de ses enjeux existentiels, en replaçant le sujet au cœur du débat entre mots et choses [13]. Pour retracer l’itinéraire de Ponge, je me suis efforcé de suivre la chronologie de rédaction de ses textes, que les dates de publication brouillent parfois : ainsi les Proêmes, publiés après les poèmes du Parti pris des choses, nous renseignent sur ce qui les a précédés et nous font assister à leur genèse. C’est dans le même esprit que, m’inspirant des travaux de la critique génétique, en plein essor, j’ai essayé de montrer que la dynamique à l’œuvre dans les avant-textes du Soleil et de La Figue était pour une part sous-tendue par des conflits intérieurs et des fantasmes inconscients [14].
L’étude des manuscrits donne à voir de façon très concrète, dans le tracé de l’écriture, l’accumulation des ratures et des annnotations marginales, ou dans le déplacement des énoncés sur la page, l’interaction complexe et parfois la contradiction entre les diverses forces qui président à l’élaboration du poème et qui proviennent à la fois du moi, du monde et des mots. Si Ponge s’est souvent déclaré hostile au lyrisme romantique, il a toujours accordé un rôle moteur à l’émotion [15]. Il m’a aidé à comprendre que celle-ci n’est pas l’expression des états d’âme du poète, mais un mouvement qui le fait sortir de lui-même pour le porter à la rencontre du monde, et qui s’inscrit dans la matière des mots et des choses [16]. C’est en ce sens que j’ai pu parler à propos de Ponge et de tout un courant de la poésie moderne d’un « lyrisme objectif » [17].
Il se manifeste notamment dans les textes consacrés au paysage, qui occupent une place importante dans la production de Ponge à partir des années 1940. Lié par définition au point de vue d’un observateur, le paysage se présente comme une aire transitionnelle, où se joue un échange entre l’intérieur et l’extérieur qui permet de dépasser l’opposition de l’objectif et du subjectif. Il témoigne d’un véritable « parti pris des lieux », qui m’a inspiré le titre de ma communication au colloque de Cerisy [18] et celui de mon dernier recueil de poèmes [19]. Mon propre travail poétique doit beaucoup à la lecture de Ponge, même si, plus ouvertement lyrique, il peut paraître assez éloigné des intentions qu’il affichait ou des options que certains lui prêtent, mais auxquelles sa pratique ne se conforme pas toujours, pour le plus grand plaisir de ses lecteurs.
Pour reprendre les termes de la rhétorique latine, si chère à Ponge, il importe au poète, aujourd’hui plus qu’hier, de plaire et d’émouvoir autant que d’instruire. Beaucoup de contemporains y échouent ou s’y refusent, étant plus soucieux de s’adresser à leurs pairs et de prendre position dans les débats internes au champ poétique, que de répondre aux attentes d’un plus large public. Pour rejoindre celui-ci sans renoncer à le faire avancer vers des formes nouvelles de poésie, il me semble nécessaire de repartir de quelques références et expériences communes, de s’appuyer sur une culture et des savoirs partagés. C’est ce qui m’a permis d’initier à la poésie contemporaine beaucoup d’étudiants d’abord réticents parce que rebutés par son hermétisme. Depuis ses débuts, placés à l’enseigne d’un « classicisme moderne » [20] jusqu’à ses dernières incursions dans l’atelier contemporain, en passant par sa relecture de Malherbe, Ponge s’est toujours voulu à la fois « inventeur et classique » [21]. À son exemple, « la véritable avant-garde » doit se montrer « capable de prendre en charge les meilleurs de nos classiques » [22].
Michel Collot
Pour citer cette ressource :
Michel Collot, « Compagnie de Francis Ponge », Publications en ligne de la SLFP, automne 2020. URL : http://francisponge-slfp.ens-lyon.fr/?Michel-Collot-Compagnie-de-Francis