SLFP - Francis Ponge Francis Ponge

Nioques ?

Jean-Marie Gleize

Il y a (au moins) deux façons d’être « pongien ». La première consiste à devenir spécialiste de l’œuvre, à l’étudier, l’analyser, l’interpréter, la publier, la transmettre. Je suis bien sûr pongien en ce premier sens. La seconde consiste à entretenir une relation active et, je dirais, « intéressée » à l’œuvre. De la prendre pour soi, d’en écouter la leçon, d’en assumer l’héritage, d’en tenir compte dans son propre travail de création. Bien entendu les deux postures ne sont pas incompatibles. Elles peuvent se superposer et se compléter. Bien sûr aussi chacune de ces deux postures connaît des variantes contradictoires, liées au fait que l’œuvre de Ponge est elle-même tissée de contradictions dynamiques. S’agissant de la première de ces postures, dès lors qu’elle ne s’en tient pas à la simple description philologique ou historiographique théoriquement neutre mais comporte un nécessaire moment interprétatif, elle implique une prise de parti. Historiquement on voit comment les pongiens formalistes et les textualistes ont succédé aux phénoménologues, et les généticiens aux structuralistes. C’est ainsi que plusieurs Francis Ponge sont disponibles en concurrence sur le marché critique et universitaire. S’agissant de la seconde posture, il y a, de même, plusieurs façons de comprendre ce qu’il faut faire pour être « fidèle » aux présupposés et implications de l’œuvre, et penser qu’on peut leur donner suite. Je suis de ceux qui croient pouvoir entendre la leçon de Ponge comme une des réponses possibles à la visée rimbaldienne d’une « poésie objective », de même qu’un des prolongements possibles du geste rimbaldien de la substitution d’une prose aux diverses modalités de l’expérimentation métrique et prosodique, de même encore qu’une des reformulations possibles de la critique rimbaldienne non seulement des modalités du langage poétique, mais de la « poésie » elle-même, dans sa spécificité et son autonomie générique. L’œuvre de Ponge serait donc, à maints égards, exemplaire, progressivement de plus en plus radicale, sur une ligne critique allant de la poésie prosaïque en poème et en prose à la pratique d’une écriture objective voire objectiviste au-delà du principe régissant le partage formel vers/prose, à l’exercice, donc, d’une écriture non seulement post-poétique mais post-générique. Il va de soi que je crois ces propositions ou cette prise de parti non arbitraires. Elles résultent de la fréquentation assidue et attentive des textes et d’une réflexion au long cours sur la trajectoire de Francis Ponge dans son siècle des années vingt aux années quatre vingt. Il ne s’agit donc pas à mes yeux d’un détournement ou d’une captation illégitime d’héritage. Néanmoins, de même que j’ai évoqué tout à l’heure la succession des grilles de lecture successivement possibles voire synchroniquement compossibles en raison du principe de contradiction inhérent à l’écriture de Ponge, de même je sais que la position où je me tiens et que je crois pouvoir et devoir défendre n’est pas exclusive d’autres positions. Ainsi par exemple lors de la parution du second volume des Œuvres dans la Bibliothèque de la Pléiade, l’article de Jacques Henric (un ancien de Tel Quel) dans la revue Art Press (n°285-2002) était intitulé : « Le plus grand lyrique français ». Il y avait là, à la fois, un hommage appuyé à l’auteur de Pour un Malherbe, et une manière de provocation tout à fait volontaire dans la mesure où Francis Ponge a consacré sa vie à mettre au point une « méthode » non lyrique (avec des pointes d’antilyrisme très affirmées voire violentes), et que d’autre part Henric ne tente à aucun moment dans son article de justifier ce que signifie cette assignation paradoxale, et encore moins, bien sûr, en quoi, sur ce terrain du lyrisme –qui n’est pas le sien -, Ponge serait plus « grand » que Paul Eluard ou Louis Aragon. En fait, il s’agit simplement d’afficher une étiquette, de réintégrer Francis Ponge dans le bon tiroir générique, scolaire, institutionnel, à sa place, et de confirmer l’inébranlable stabilité des catégories qui constituent notre horizon d’attente.

Il y a donc, en 1983, la publication d’un petit livre vert, Nioque de l’avant-printemps. L’un de ces « petits » livres qui rejoignent vers l’extrémité terminale de l’œuvre ce que pouvait avoir de discrètement « subversif », au tout début, un autre mince volume : celui des Douze petits écrits. Bref mais très percutant, très libre et suscitant. C’est pourquoi, en 1990, croyant percevoir que l’ambiance poétique n’était pas (n’était plus) à la transgression des codes, etc. j’ai pris le parti de donner pour titre à une revue qui perpétuerait la veine critique des carnets, tentatives, fabriques et autres brouillons publiés le nom de Nioques, mettant ainsi l’accent sur la question de la désidentification du genre poésie, du déplacement de l’objet poème au rang de modalité d’expression parmi d’autres, en position relative, au même titre (par exemple, dans ce livre) que le « proème », ou la « note », ou la « déclaration », non nécessairement achevé (il y a dans le livre Nioque une page et quatre lignes intitulées « début du poème d’avant-printemps »). Il est clair que c’est ici le mot « Nioques » qui se substitue décidément au mot « poème ». De la même façon que dans La Fabrique du pré , Francis Ponge (p.240) dit éprouver une inhibition à « achever » son « essai sur le pré ». Au mot « essai », il adjoint une note qui dit ceci : « Terme choisi en connaissance de cause, contre celui de poème ». Intituler une revue « Nioques » signifiait d’abord et avant tout participer, à la suite de Ponge, à une mutation terminologique ayant pour but d’arracher les écritures de recherche au cadre générique institué. Autrement dit, suggérer que Nioques n’était pas une « revue de poésie » qui s’ajoutait au grand nombre des revues de poésie existantes, mais une revue d’après, ou pour après. Une revue pour l’exercice et l’expérience de « sortie(s) » hors de ce champ, hors de ce que Ponge appelle, toujours dans La Fabrique du pré, « les impostures de la poésie » (p.255). Quant au pluriel (puisque le mot au singulier dans le titre du livre devient pluriel au titre de la revue) il indique qu’il n’y a pas de définition formelle stable de la chose « nioque », même minimale. Il s’agit d’un vocable vide, absent du dictionnaire, fonctionnant seulement à partir de l’exemple de Ponge (un livre dans lequel le ou la nioque proposé(e) se présente comme un dispositif hétérogène à entrées multiples) : pluralité des nioques possibles, chantier ouvert d’expériences polymorphes.

Je viens de parler d’un dispositif hétérogène à propos de Nioque de l’avant-printemps. C’est une des caractéristiques les plus frappantes de ce livre qui tout d’abord propose un texte qui doit être lu trois fois, puisqu’il s’agit d’un journal écrit en avril 1950, donc par un Ponge qui n’est plus communiste mais qui continue de se situer (de situer l’artiste qu’il appelle aussi dans ce livre chercheur, travailleur, ouvrier) par rapport à cet engagement ; puisqu’il s’agit ensuite d’un texte ayant connu deux prépublications en revue, une dans L’Ephémère, revue de surpoésie en 1967, et dans Tel Quel, revue de non poésie en 1968 ; et qu’il s’agit ensuite d’un livre paru aux éditions Gallimard au début d’une tout autre décennie, en 1983, à un moment où, par ailleurs (du côté de la NRF), la poésie poétique refaisait surface de façon assez offensive, pour tenter d’effacer, précisément, les avancées critiques « dégénérisantes » des années 60-70). Ce qui est évidemment très intéressant c’est que le Ponge désormais très ouvertement gaulliste, ayant rompu avec Tel Quel au milieu des années 70, précise dans son Avis au lecteur, que les mois de prépublication, en 1967/1968, ont « curieusement précédé de très peu les « événements » de Berkeley, Berlin ou Paris, considérés par certains comme des printemps ». Ces proses seraient donc à la fois des proses d’après révolution ou d’après abandon de l’idéologie sous tendant l’illusion révolutionnaire (années 50 ou années 80), mais en même temps aussi des proses d’avant révolution, annonçant, ou en phase avec, un mouvement d’émancipation en cours (fin des années 60). En tout cas des proses « poétiques » ou parapoétiques explicitement reliées à l’événementiel politique et à la question de la place de l’artiste dans l’histoire, prenant en charge et assumant par ailleurs la tension entre un temps historique et un temps cyclique, un temps cosmique, un temps naturel.

On constate de surcroit que Ponge tient ensemble plusieurs fils qu’il juxtapose ou tresse, qu’il trame, sans qu’il soit vraiment possible de savoir s’il accorde plus d’importance à la compréhension d’un moment spécifique (qui serait proprement la nioque ou « connaissance » de l’avant-printemps) ou encore, à l’occasion de cette tentative de captation descriptive-explicative, à l’élucidation et la formulation de ses principales « raisons d’écrire » et des principes qui le guident. Le texte est à la fois ce journal factuel et chrono-logique (au présent simple, qui dit le présent au présent, qui restitue la présence sensible au présent), un journal météoro-logique, mais aussi un journal logique et métalogique, proématique, accumulant des remarques, stases méditatives, prospectives ou rétrospectives, d’ordre poétique (pourquoi je substitue le document au monument), esthétique (pourquoi une esthétique du tâtonnement, des redites), moral (pourquoi prôner un « nouvel humanisme), politique (pourquoi j’ai été communiste et ne le suis plus), etc. Comme tout lecteur attentif de ce texte je ne voudrais négliger aucun de ces fils qui composent la trame : la rhétorique et l’érotique des poiriers, la nouvelle définition de l’artiste, la nécessaire expression de la « nature muette », l’opposition temps sériel/temps historique… mais ce qui m’importe davantage encore, quant à la « leçon » pongienne ici, c’est précisément le dispositif de montage des éléments hétérogènes tous mis sur le même plan, le souci global de composition (en particulier par un effet de bouclage : reprise à la fin des séquences initiales), en évidente concurrence ou contradiction avec le souci de laisser les séquences se succéder de façon on dirait paratactique, magistralement discontinue, heurtée presque, et le passage de l’écriture monumentale (poématique) à la décision en faveur du documental (écriture datée-localisée), et à une proématique généralisée, écriture notative, théorique cursive, « imparfaite », reprise et reprisée. En un mot ce livre et cette catégorie de la « nioque » constituent une manière de programme ouvert pour une revue se donnant pour tâche la « sortie » permanente et l’exploration d’un après la poésie utilisant tous les moyens de la prose en proses, en dehors de toute visée esthétique et visant au contraire des effets de connaissance du monde , du « mystère ambiant » comme disait Ponge, ou plus immédiatement des contextes écraniques (eux très peu mystérieux mais très asphyxiants) qui constituent une partie de notre « réalité » actuelle.

Ce serait là, comme je l’indiquais au début, une des façons de « tenir compte » de l’intervention de Francis Ponge dans l’histoire de la poésie française, une des façons de dire qu’il ne saurait être question de faire comme s’il n’avait pas eu lieu. Je tiens pour un avertissement significatif la colère que dans les « pages bis » du Carnet du bois de pins, Francis Ponge manifeste à l’encontre de son ami Gabriel Audisio qui n’a pas compris de quoi il s’agissait dans ce journal de l’écriture d’un poème qui aurait pu s’intituler « Le bois de pins » (comme dans la Nioque un poème aurait pu s’intituler « L’avant-printemps ») et qui finalement n’a jamais été écrit. Gabriel Audisio dit à Ponge qu’il voit là une tentative analogue à celle de Poe expliquant comment il a écrit Le Corbeau, il lui dit que sa tentative peut jeter « des lumières étonnantes sur les voies de l’imagination créatrice », et il lui suggère un volume collectif sous le titre « Naissance d’un poème ». Ponge réplique en disant qu’Audisio n’a pas compris « (évidemment), qu’il s’agit, au coin de ce bois, bien moins de la naissance d’un poème que d’une tentative (bien loin d’être réussie) d’assassinat d’un poème par son objet ». Et il parle de « contresens ». Avertissement significatif, parce qu’on voit bien que le contresens, le malentendu, est extrêmement facile : si Ponge dit Audisio n’a pas compris (« évidemment »), c’est, évidemment, parce que Audisio est un poète et me prend tout naturellement pour un poète, croit que j’écris des poèmes, etc. Or il n’en est rien.
Le petit essai de définition étymologique du mot « forgé » « à partir de la racine grecque du mot signifiant connaissance » et posé à l’entrée de Nioque de l’avant-printemps, ainsi introduit comme un coin dans le paysage générique, et repris ensuite en tête de tous les numéros de la revue Nioques, est là pour confirmer cette déclaration ou protestation de « sortie » hors du « manège ». Ne surtout pas fermer l’atelier des ouvriers-chercheurs que nous sommes, que nous voulons être.


Pour citer cette ressource :

Jean-Marie Gleize, « Nioques ? », Publications en ligne de la SLFP, printemps 2012. URL : http://francisponge-slfp.ens-lyon.fr/?Nioques


Mis en ligne le 9 mars 2012, par Aurélie Veyron-Churlet