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Pratiques du simple

Jean-Marie Gleize

Pour Jacqueline Risset

Notre paradis, en somme, ne serait-ce pas les autres ?
Francis Ponge

On dit que Giovanni est devenu Francesco en raison de son amour pour le pays des Troubadours. Il avait lui-même vocation de poète, il voulait imiter les serviteurs de la gaie science. Il s’amusait avec la jeunesse (dorée, élégante, cultivée) dans les rues d’Assise. Il composait, chantait et buvait. Il était le premier dans les fêtes et les cortèges.

En 1985, lorsque je travaillais au rassemblement du Cahier de l’Herne que nous devions consacrer à Francis Ponge et à son œuvre, j’étais très imprégné de l’idée (apprise au contact des efforts théoriques de la revue Tel Quel) que Francis Ponge était le plus antipoète des poètes, le plus antilyrique des écrivains ayant choisi la prose, le prosaïque, et la prose en prose (la publication des « brouillons acharnés »). Un non chanteur à coup sûr. Il allait de soi que le nom de Jacqueline Risset ne pouvait pas ne pas figurer au sommaire du Cahier, pour sa contribution au destin « italien » de l’œuvre de Ponge, pour son amitié avec l’écrivain, pour sa traduction, en 1978, du recueil clef (Il partito preso delle cose…), pour sa participation comme poète elle-même au corpus telquelien. De celle qui venait (en 1982) de publier son Dante écrivain (dans la collection « Fiction & Cie » créée par Denis Roche autre poète « critique », emblématique du même collectif ) et sa traduction de L’Enfer chez Flammarion en cette même année 85, nul étonnement à ce que, pour ce volume en hommage à Ponge, elle ose rappeler que « critique et chant » dans cette œuvre « se parlent » (et rendent, pour cette raison, la simple critique difficile), et désigner le texte pongien comme un « chant ». Sa contribution s’intitule « La Gaya scienza de Francis Ponge » et suggère, à partir de la figure du Pré (qu’elle voit se superposer aux enclos édéniques de la tradition médiévale) une parenté « avec la grande entrée de la poésie en Occident, avec la gaya scienza des troubadours ». Objeu et joie courtoise, jeu entre jeu et joie, poésie de l’éloge ou de la louange, autodésignation et circularité du chant, autant de motifs, formels ou thématiques, qui autorisent l’identification finale de Ponge en « vrai troubadour cosmogonique, possesseur conscient d’une gaya scienza infaillible ».
Identification si l’on veut paradoxale, mais stimulante, heureuse : joie est bien, sans aucun doute, un de ces mots communs à la poésie naissante, à la poésie comme naissance au monde, et comme « intensification » de notre rapport au réel. Joie est aussi un de ces mots communs au jeune troubadour François et au poète Francis Ponge, puis sans doute à celui qui devient « saint » François et à ce poète devenu non-poète voire anti-poète, qui dit concevoir l’écriture comme un orgasme. C’est en vérité Jacqueline Risset qui, faisant se toucher des expériences que je croyais strictement incompatibles, insensiblement me conduisait à la figure de François, par Francis Ponge.

On raconte qu’ayant changé d’habit avec un mendiant et remplacé sa ceinture par une corde, « dix ans plus tard ce costume de raccroc était l’uniforme de cinq mille hommes, et cent ans plus tard, c’est vêtus de ce même uniforme, en guise d’armure pontificale, que les Franciscains descendirent le grand Dante au tombeau » (Chesterton, Saint François d’Assise, 1925).

Le 19 juin 2010, je me trouvais au monastère franciscain de Saorge, tout près de la frontière italienne, invité à présenter (je veux dire à « rendre présent ») Francis Ponge en ces lieux où une très belle et très simple exposition lui était consacrée. Il m’a semblé alors, ayant toujours à l’esprit l’article de Jacqueline Risset, toujours aussi intrigué et comme obsédé par ce trait d’union improbable entre mes deux « troubadours » non troubadours, qu’il me fallait revenir sur le fait de cette union, sur quelque chose comme sa difficile évidence : à la fin d’une conférence qu’il prononçait au Musée des Beaux Arts de Nantes pour l’exposition « L’Action restreinte, l’art moderne selon Mallarmé », Jean-François Chevrier faisait allusion à la persistance d’une question : « Aucune machine, aucun programme idéologique, ne résoudra jamais la distance du sujet à lui-même et au monde. « Bucolique », un des poèmes critiques des Divagations, se termine sur l’énoncé de la plus haute ambition permise par le retrait du divin : « se percevoir, simple, infiniment sur la terre ». La simplicité est la figure utopique d’un séjour réconcilié ». La réconciliation est peut-être improbable. La simplicité reste pour nous une exigence. Il s’agit à la fois d’une question de poétique et de morale politique.

Francis et François ont le même prénom. Pour certains de leurs amis (dont je suis), ils ont sans doute des choses à se dire. Le poète d’Assise, François, et le poète de Nîmes, Francis. Au moment où il rédige son grand texte intitulé La figue (sèche), Francis Ponge signe du prénom latin qui va donner les deux autres, Franciscus : « Franciscus Pontius, Nemausensis Poeta ».

Je crois qu’ici, à Saorge, en terre franciscaine, nous pouvons appeler Saint François, François, je crois qu’il y a lieu de le faire, c’est-à-dire de le considérer simplement et pour ainsi dire familièrement. Pour signifier qu’on se trouve de plain pied avec lui comme on se trouve de plain pied avec ce que les textes de Francis Ponge nous invitent à rencontrer, à retrouver. Il disait quelque part, Francis Ponge : j’aimerais qu’on entre de plain pied dans ce que j’écris. Et de fait, si j’ai aujourd’hui de très nombreuses raisons théoriques et critiques de travailler dans la proximité de l’héritage pongien, la toute première raison qui m’a fait m’approcher de son œuvre est cette impression de me trouver face à une poésie directement accessible, et non à quelque musique harmonieusement artificielle ou à quelque fulgurance venue d’en haut et appelant une réception révérencieuse ou fascinée. Une œuvre dont la profondeur et la richesse inépuisable sont très vite évidentes, mais une œuvre qui s’impose d’abord par sa simplicité radicale, dont on voit bien quelle est le fait d’un « parti-pris » initial, d’un engagement.

Il y a quelque chose, chez Ponge, comme une protestation manifeste contre la poésie poétique, contre la poésie « patheuse », en faveur de la réalité immédiate et visible et tangible (de la réalité « sensationnelle », celle qui s’offre d’abord à nos sens, à notre appréhension physique) : « la richesse de propositions contenues dans le moindre objet est si grande que je ne conçois pas encore la possibilité de rendre compte d’aucune autre chose que des plus simples  : une pierre, une herbe, le feu, un morceau de bois, un morceau de viande » [« Introduction au galet », 1933]. Je pense ici au titre d’un livre de Claude Royet-Journoud : Les objets contiennent l’infini (Gallimard, 1983). Ce dont il s’agit c’est du caractère inépuisable de ce que Ponge nomme les « propositions » contenues dans « le moindre » objet (dans le moindre des objets, dans le plus simple des objets), propositions qu’il faut parvenir à dégager et à formuler, aussi justement que possible. Ce sont là les principes de base d’une poésie élémentaire, minimale et élémentaire, prosaïque (c’est-à-dire occupée d’abord aux objets les plus proches) et « proséïque » (impliquant le choix de la prose, contre les formes artificielles et imposées par la tradition poétique). On pourrait dire aussi la poétique du cageot : « simple caissette à claire-voie », très emblématique du « petit écrit » ou poème-sapate, qui laisse entrevoir l’infinie valeur du sans valeur, l’infinie saveur du banal, ou encore l’oxymorique et magnifique « éclat sans vanité du bois blanc » (« Le cageot », in Le parti pris des choses). Cette poétique, Francis Ponge la place au cœur de son Atelier contemporain lorsque, franchissant les frontières d’époque qui bornent son choix critique (le contemporain), il évoque l’art de Chardin, ses natures mortes, « les biens proches », « Ce que l’on a, qu’on tient autour de soi. Ce pot au feu. Cette musique de chambre » ; et il ajoute : « Quand les anciennes mythologies de nous sont plus de rien, nous commençons à ressentir religieusement la réalité quotidienne ». Sur ce chemin d’une relation intense et comme il dit « religieuse » au réel (c’est-à-dire réellement reliée et concernée, réellement respectueuse des choses du monde et des données immédiates et sensibles de l’expérience) le chemin de Francis croise celui de François, même si François se conçoit ou se connaît le frère des « créatures » (en lien vertical avec un Créateur) tandis que Ponge ne pense son rapport aux choses (êtres et choses) ainsi qu’en raison de l’affaiblissement et de la disparition de ce qu’il appelle les « anciennes mythologies » (c’est-à-dire notamment du Dieu de ses pères qui est aussi le Dieu de François). Dès lors, écrit-il (que les mythologies se sont effacées de nos consciences) « le mystère, l’obscurité de la matière et de la nature des choses » devient objet de pure jouissance (et de contemplation, d’investigation, d’interrogation), mais certes pas d’adoration. Le « Oui » à la réalité, si heureux qu’il puisse être par instants, ne peut s’achever en ce qui le concerne en « Cantique des Créatures ». Il suffit de relire « La terre », ce texte exemplaire des Cinq Sapates recueilli ensuite dans le Grand Recueil (Pièces, Gallimard, 1961), autre manifeste « simpliste » si j’ose dire, pour entendre dès l’épigraphe, la revendication « matérialiste » : « Ramassons simplement une motte de terre ». Invitation est faite au lecteur d’accomplir avec le poète un geste simple, comme rituel, avant que ne commence l’éloge verbal de « la matière par excellence » : il s’agit d’une conversion du regard, du ciel (ou du Ciel) vers le sol, ou la terre, et d’une invitation à d’abord ramasser et tenir en main ce qui va être l’objet d’un acte paradoxal de « vénération » (le mot figure à la fin du poème, et l’on voit que le refus de l’adoration semble ne pas exclure tout à fait une posture qui n’en est pas très éloignée, qui pourrait en être une transposition, une traduction dans l’ordre de la pratique poétique). Ici comme dans le texte sur Chardin, ou dans l’Introduction au Galet, on perçoit la volonté d’autojustification, la réaffirmation, on pourrait dire militante, d’une position de principe qui est loin d’aller de soi, d’une conviction qui va à l’encontre des évidences généralement admises par les amateurs de poésie : « Si parler ainsi de la terre fait de moi un poète mineur, ou terrassier, je veux l’être ! Je ne connais pas de plus grand sujet. ».

Il y a donc ce goût des choses simples et proches, cette simplicité de principe chez l’un et chez l’autre, composante essentielle de ce qu’il faut nommer leur réalisme. Car François était un réaliste. Certainement pas (pas plus que Ponge) un mystique panthéiste. François était quelqu’un qui, comme « poète » (puisqu’il était poète), interpellait les choses de la nature, éléments, animaux, végétaux, par leur nom, une à une, séparément, individuellement : tel âne, telle hirondelle. Comme Francis Ponge qui dit « ce » pot au feu, « cette » musique de chambre. J’ai évoqué tout à l’heure ce qui sépare celui qui pense en terme de « créatures » et celui qui se trouve projeté « parmi » les choses, après la mort de Dieu et le retrait des dieux. Il faut je crois, s’agissant de François, être capable de percevoir la puissance de son attachement au sol, la vérité physique de son expérience du monde et des autres : il me semble de ce point de vue que le Rossellini des Onze Fioretti de François d’Assise, en 1950, donne du personnage et de ses compagnons une image d’abord toute matérielle (ils courent dans la boue, dans les flaques, dans la poussière, sur les talus, dans les prés etc.), et que c’est peut-être cette saisie toute humaine des gestes et des visages, des arbres et des ruisseaux, qui libère la possibilité d’une autre lecture. De même, s’agissant de Francis, il faut être en mesure d’écouter ce qui chez lui se veut « religieusement » non religieux, cette « vénération », ce sentiment du mystère ambiant, cette capacité de contemplation active, ce culte de la parole (il dit parfois le Verbe, comme s’il avait sur le bout de la langue le lexique de l’évangile) : Ponge est un matérialiste que la matière inspire et dont tout l’art est de tenter, à travers une pratique acharnée du langage (il appelle cela la rage de l’expression), de réaliser l’impossible (qu’il sait impossible), la venue et la présentation (non la représentation) du réel dans les mots, la présence réelle du réel en texte. Une liturgie comme une autre. Héroïque et modeste, très physique et très simple en somme.

Je reviens ici à cette exclamation revendicative : « Si parler ainsi de la terre fait de moi un poète mineur, ou terrassier, je veux l’être ! ». Il y aurait donc des « poètes mineurs », en tous les sens du terme, et l’assumant de façon glorieuse, comme il y a des « frères mineurs », ceux qui se sont regroupés autour de François.
On sait qu’une autre des vertus ou valeurs franciscaines est la joie. La plénitude de la joie, pour François, en Christ. Francis Ponge, quant à lui, travaille à transformer, ou à transfigurer, par le verbe, l’objet en « objoie », il cherche à provoquer et à retrouver la joie. Dans le texte significativement intitulé « Raisons de vivre heureux [1928-29, in Proêmes], il écrit ceci : « Puisque la joie m’est venue par la contemplation, le retour de la joie peut bien m’être donné par la peinture. Ces retours de la joie, ces rafraîchissements à la mémoire des objets de sensations, voilà ce que j’appelle raisons de vivre ». Il se pourrait que la joie pongienne, obtenue par « rafraîchissement » de la mémoire sensible, ou, comme je l’indiquais il y a un instant par réalisation (ou plutôt tentative de réalisation) poétique de la présence réelle du réel en texte, ou encore par consommation ou « restitution » au corps, in fine, de l’objet (« car le pain doit être dans notre bouche moins objet de respect que de consommation » telle est la clausule du « Pain » dans le Parti pris des choses), doive être compris comme une forme de résistance active et permanente à ce que Ponge appelle le « masochisme humain », une forme de protestation contre la tentation doloriste et humiliste que par ailleurs il attribue volontiers au christianisme, et qu’il aurait sans doute dénoncé dans la personne de son frère en minorité et simplicité, François, s’il avait jamais évoqué son nom, ce qu’il s’est bien gardé de faire, en protestant athée qu’il était.

Précisément, puisque cette affaire de la simplicité qui à la fois unit et sépare les deux François/Francis, a à voir avec la question de l’humilité, il faut revenir sur une distinction subtile et forte du poète Francis Ponge, j’allais dire du poète communiste Francis Ponge en 1942 (puisqu’à cette date et jusqu’en 1947 il est encore membre de ce parti). Tout d’abord je rappellerai que dans le poème « De l’eau » (Parti pris des choses) il donne libre cours à son horreur de l’humilité, il la décrit comme un « vice » et n’hésite pas à évoquer la liturgie monastique : « elle [l’eau] s’effondre sans cesse, renonce à chaque instant à toute forme, ne tend qu’à s’humilier, se couche à plat ventre sur le sol, quasi cadavre, comme les moines de certains ordres ». Or le 1er mars 1942, à 2 heures du matin, il écrit ces mots :

« Ceux qui n’ont pas la parole, c’est à ceux-là que je veux la donner.
Voilà où ma position politique et ma position esthétique se rejoignent.
Rabaisser les puissants m’intéresse moins que glorifier les humbles (…)
Les humbles : le galet, l’ouvrier, la crevette, le tronc d’arbre, et tout le monde inanimé, tout ce qui ne parle pas.
On ne fait pas plus chrétien (et moins catholique).
Le Christ glorifiait les humbles.
L’Eglise glorifie l’humilité. Attention ! Ce n’est pas la même chose. C’est tout le contraire.
Le Christ rabaissait les puissants.
L’Eglise encense les puissants.
Debout ! les damnés de la terre. »

Francis Ponge, très conscient de son héritage culturel (protestant), se plait à opposer radicalement catholicisme et christianisme ; pour « catholicisme », il dit aussi l’Eglise, la hiérarchie politico-religieuse, l’institution, très durement regardée par lui durant cette période (allant du Front populaire aux années d’Occupation) pour sa complicité avec la bourgeoisie, le pouvoir de l’argent et de la pire réaction, il parle aussi d’ « obscurantisme », et, dans une lettre à Gabriel Audisio (en juillet 1941), il se déclare soucieux « de cueillir le fruit défendu, n’en déplaise aux puissances d’ombre, à Dieu l’ignoble en particulier ». Au plus aigu de sa passion « déiphobe » on voit par ailleurs qu’il continue à discuter avec un pasteur (Jacques Babut, son cousin) de ce qui rapproche et sépare leurs deux « doctrines ». Ce qui est clair dans le fragment que j’ai cité c’est qu’il prend en compte le message du Christ, celui de l’Evangile, en faveur des humbles, et que ce message là, s’il voulait bien y songer, est exactement et concrètement celui du fondateur de l’un des ordres mendiants, avec et pour ceux qui sont pauvres. Dans son fragment manifeste on comprend que « Debout ! les damnés de la terre » ne peut en aucune façon entrer en contradiction avec ce que Ponge croit être les propos du Christ. Francis ne parle pas de François, ni ne lui parle, mais il faut croire qu’ils s’entendent. Si la propriété privée, voire la propriété tout court, a fait l’objet de remise en cause au sein même du catholicisme, c’est bien en effet du côté de François et de ses frères et disciples.

Il était dans l’esprit de Francis et de François de s’exprimer simplement en vue d’être simplement compris de tous. Il était dans leur façon d’être d’aller au devant des choses et des gens les plus simples, de s’accorder à ceux qui n’avaient pas la parole, pour la leur donner ou la leur rendre. Ponge appelait cela « le monde muet » ; l’un et l’autre étaient « prosaïquement » poètes, ou poétiquement prosaïques, même si l’un chantait et si l’autre faisait profession de méfiance à l’égard du lyrisme.

Ainsi nous traversons la « forêt obscure », avec dans les poches et dans la bouche les mots de nos deux François. Pour ce qui me concerne je les associe désormais avec joie et confiance dans l’élaboration de mon propre travail, et je crois pouvoir (Jacqueline Risset n’y est pas pour rien) les frotter l’un contre l’autre comme je ferais avec deux cailloux.


Pour citer cette ressource :

Jean-Marie Gleize, « Pratiques du simple », Publications en ligne de la SLFP, printemps 2012. URL : http://francisponge-slfp.ens-lyon.fr/?Pratiques-du-simple


Mis en ligne le 7 mars 2012, par Aurélie Veyron-Churlet