SLFP - Francis Ponge Francis Ponge
Accueil > La Recherche > RESSOURCES CRITIQUES > Ponge et Proust, le "coup" du visible

Ponge et Proust, le "coup" du visible

Nathalie Barberger

Voici le texte de la conférence prononcée par Nathalie Barberger, professeure à l’Université Lyon 2, lors de l’Assemblée Générale de la SLFP, le 12 septembre 2013, à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm. Ce texte prolonge la réflexion qu’elle avait proposée dans Pensées de passage (Presses universitaires du Septentrion, 2011).

Comme tout lecteur le sait, il est des textes qui nous hantent, sans doute parce qu’ils sont portés eux aussi par une hantise, qu’ils s’approchent vertigineusement de quelque chose, et témoignent d’un événement du sujet, un événement non mesurable, et qui ne se réduit pas bien sûr à quelque abandon affectif ou épanchement.
Ces textes nous transmettent une expérience qui est inséparablement esthétique, spéculative, éthique (grands mots, certes.)
Parmi ces textes, il y a, « pour moi », comme dirait Barthes, les fameux trois arbres d’Hudimesnil de Proust dans À l’Ombre des jeunes filles en fleurs, et il y a Ponge : « La Mounine ou Note après coup sur un ciel de Provence » [1]. Or ces deux textes me paraissent liés par une sorte d’aimantation transférentielle. Et c’est cette aimantation que je voudrais tenter de comprendre : il ne s’agit pas de repérer des emprunts ou de faire des familles, mais d’évoquer une contemporanéité intempestive et clandestine, quelque chose qui unit « La Mounine » de 1941 à ces trois arbres mystérieux de La Recherche.
Dans un entretien donné en 1979, Ponge évoque la peinture : « Cela nous est jeté aux yeux et c’est merveilleux. […] C’est à la fois incompréhensible et préhension ». [2] C’est alors que Ponge évoque les trois arbres d’Hudimesnil. Ou plutôt, pour être honnête, Ponge répond à la sollicitation de son interlocuteur, qui lui rappelle ce texte, et Ponge dit ceci : « C’est ça exactement ; c’est la même histoire. Voilà pourquoi Proust est si merveilleux, parce que justement il met les choses comme cela. Il arrive à dire, à expliquer ça ».
« Proust est merveilleux » : je souscris. Mais quelle est cette « merveille » ? Et qu’est-ce au juste que ce « c’est ça ». Quelle est cette histoire, cette même histoire ? Ou pour le dire plus simplement, quel est le Proust de Ponge ? Dans le texte d’À L’Ombre des jeunes filles en fleurs, le narrateur est dans une calèche avec sa grand-mère et Madame de Villeparisis aux environs de Balbec : il aperçoit trois arbres qui peu à peu s’approchent, ressent une impression de déjà vu, multiplie les hypothèses, aucune n’est la bonne. Les arbres s’approchent au plus près, puis s’en vont. Ou plutôt c’est le narrateur qui s’en va, emporté par ladite calèche (et par « la vie »).
C’est exactement ça dit donc Ponge, or, et c’est troublant, dans le texte de Proust, ce n’est pas ça. Avant même l’évocation des trois arbres, on lit ceci en guise d’avertissement : « Nous descendîmes sur Hudimesnil ; tout d’un coup je fus rempli de ce bonheur profond […] un bonheur analogue à celui que m’avaient donné, entre autres, les clochers de Martinville. Mais cette fois il resta incomplet ». [3] Lorsque la calèche s’éloigne, le narrateur a la sensation poignante de les abandonner, comme des morts laissés sans sépulture. Et de fait, ces trois arbres vont rester plantés au beau milieu de La Recherche sans avenir, sans résolution ; ils ne réapparaîtront pas parmi les épiphanies du Temps Retrouvé, resteront hors de toute téléologie ou synthèse réconciliatrice. C’est une reconnaissance définitivement manquée, une occasion qui n’aura pas été saisie. Proust le dit d’emblée, et le souligne : « En effet si dans la suite je retrouvai le genre de plaisir et d’inquiétude que je venais de sentir encore une fois, et si un soir — trop tard, mais pour toujours — je m’attachai à lui, de ces arbres eux-mêmes en revanche, je ne sus jamais ce qu’ils avaient voulu m’apporter ni où je les avais vus ».
De ce texte on peut dire qu’il est une aporie, en réveillant l’étymologie du mot aporia qui signifie littéralement « sans chemin, sans issue ». Et autre chose encore, si cette expérience fait appel à la mémoire (le narrateur multiplie les hypothèses : où les a-t-il déjà vus ?), elle est celle du choc d’une mémoire qui ne se soumet pas au passé : pas de souvenir. Rien à voir avec les retrouvailles de la mémoire involontaire.
Je reviens à Ponge. Lorsqu’il évoque l’expérience picturale dans cet entretien de 1979, ou, bien des années plus tôt, quand il relate et tente d’expliquer l’expérience visuelle de « La Mounine », c’est de fait la même histoire que pour les trois arbres de Proust : « ça saute aux yeux ». Ces textes interrogent ce qui se passe lorsque nous voyons quelque chose et que nous sommes soudain touchés — ce qu’on pourrait appeler le coup du visible, comme un coup du sort, le coup de gong, le coup de poing dont parle « La Mounine ». Mais précisément, si tout commence, chez Proust comme chez Ponge, par un coup, reste que, bien que de façon extrêmement différente chez l’un et chez l’autre, on entre aussi dans une autre temporalité. Dans le texte de Proust, quelque chose excède le visible, et le narrateur connaît une étrange aventure de la pensée : il voit les trois arbres, mais il reste à la recherche de ce qu’il voit ; d’ailleurs, il en vient à fermer les yeux pour mieux voir. Et son expérience serait plutôt celle d’un ce n’est pas ça, non ce n’est pas possible. Et dans « La Mounine », qui s’offre comme un journal, avec variations, reprises, détours retours et repentirs, le c’est ça se complique aussitôt de l’impossible raccord des temporalités, d’un travail d’accommodation jamais définitivement accompli.

Parvenue à ce point je voudrais mettre en écho deux citations. La première est de Benjamin dans Images de pensée :

En écrivant on s’arrête de temps en temps sur un beau passage qui est mieux réussi que tous les autres et au-delà duquel soudain on ne sait plus continuer. Quelque chose est allé de travers. C’est comme s’il y avait une réussite mauvaise ou stérile, et peut-être faut-il précisément s’en faire une idée pour saisir ce que signifie une bonne réussite. Au fond il y a deux consignes qui se font face : le une-fois-pour-toutes et le une-fois-n’est-pas une fois. [4]

La seconde est de Ponge, dans un bref texte intitulé « Sur l’inspiration » et recueilli dans Pratiques d’écriture :

À ce moment on se dit : c’est si beau qu’il ne faut pas laisser échapper. Cela vaincrait n’importe quelle paresse. Car malgré tout il faut pour être inspiré à chaque instant se replonger dans la recherche, le travail, accommoder le regard, et alors très vite on jouit. À coup sûr ça jaillit. C’est comme ça que je ressens l’inspiration.
Chaque fois même vision approfondie où quelque chose s’est heureusement déplacé, concentré, où les rapports nouveaux s’aperçoivent.
Longue période de recherche. Puis vision. L’accommodation est faite. C’est beau. C’est fatigant on croit que c’est tout mais non c’est trop beau. Je veux revoir […] Alors on repart et l’accommodation repart très vite […] Et l’inquiétude recommence c’est trop beau etc. [5]

Problème d’accommodation, dit Ponge. Bien sûr ça saute aux yeux, certes « à coup sûr ça jaillit » : tel est le côté marlou de Ponge, « odieux marlou » dit-il même. [6]
Dans « La Chèvre », Ponge oppose la créature bêlante et plaintive — la pauvre chèvre chevrotante — qui se lamente lyriquement et en pure perte — « quand elles bêlent, de quoi se plaignent-elles ? de quel tourment, quel tracas ? » —, à l’autoportrait du poète en « bouc adulte », « ce songeur de grand style » qui surgit à la fin du texte : la vieille élégie contre la saisie et ses « coups de butoir ». [7] Et d’emblée ici l’ancienne muse, joyeusement, se transformait en « cornemuse », remplacée par ces viriles cornes : on appréciera de fait le côté marlou du jeu de mots. Cela dit, le jaillissement érectile — c’est beau, c’est ça — en régime d’écriture ne suffit pas. Où je repense au texte de Benjamin qui écrit à la fin du paragraphe que je viens de citer : « Naturellement il y a des cas où le une-fois-pour-toutes suffit — au jeu, à un examen, en duel (l’énumération s’arrête là : Benjamin est moins marlou que Ponge). Mais jamais dans le travail ». Pas de c’est beau, pas de c’est ça, ou de c’est biiien ça (dont on sait d’ailleurs, depuis Nathalie Sarraute, que c’est un énoncé insupportable). Donc, dit Ponge, il faut accommoder, comme on accommode la vision.

Voir de près, voir de loin, c’est une vieille histoire en littérature, une vieille histoire de lunettes et de prothèses. J’en veux pour preuve ce passage de Diderot dans le Salon de 1767 : « Les poètes, prophètes et presbytes sont sujets à voir les mouches comme des éléphants ; les philosophes myopes à réduire les éléphants à des mouches. La poésie et la philosophie sont les deux bouts de la lunette ». [8] Ponge semble avoir choisi : la poésie contre la philosophie des « grrrands métaphysicoliciens » [9], c’est-à-dire pour Diderot la presbytie contre la myopie, sauf que dans notre perception de modernes, c’est l’inverse : le philosophe, l’homme des abstractions voit de loin, le poète, s’attachant au particulier, regarde de près. Il est l’homme de la mouche (ou de la coccinelle : « Si j’ai choisi de parler de la coccinelle c’est par dégoût des idées » [10]) plutôt que de l’éléphant. Cela dit entre myopie et presbytie, entre le paradigme du près et du loin, mais aussi du dedans et du dehors, de l’instantané et du différé, du coup et de l’après coup, la question n’est jamais définitivement réglée. Il faut accommoder — entre microscope et télescope Proust hésite — régler sans cesse ses lunettes, c’est-à-dire se (et nous) déshabituer à chaque fois de nos façons de regard et de pensée, expérimenter.

Aussi, il me semble que le c’est ça qu’exprime Ponge dans cet entretien de 1979, n’est pas le c’est ça dont Barthes parle abondamment en ces mêmes années.
Bien sûr les deux « c’est ça » ont des caractéristiques communes : surprise, choc, effraction et radicalité concrète, contingence, évidence sensible, ou préhensible.
Et pourtant ce ne sont pas les mêmes. Le « c’est ça » de Ponge n’est pas la certitude immédiate du référent (« un flash du référent » écrit Barthes), le « c’est ça » de Ponge n’est pas lié au détail — je pense au punctum de la photographie dans La Chambre claire, à ce flash, je pense aussi à cette parenthèse que glisse Barthes, définissant le haïku, dans sa Préparation au roman : « […] le haïku n’est pas descriptif : il est au-delà, dans l’expérience mentale (photo, et non peinture) » [11] : or Ponge parle de la peinture). Car bien sûr le « c’est ça » de Ponge n’est pas non plus la notation du haïku à propos duquel Barthes évoque « une sorte d’accord instantané, fugitif et éblouissant du dire et du dit ». Aucun accord instantané dans « La Mounine » mais au contraire une suite de variations et désaccords. Au « c’est ça » ne cesse de succéder un « non ce n’est pas ça » : il s’agit de ne se satisfaire d’aucune trouvaille, il n’y a pas de mot juste (même si le texte ne cesse de lui courir après comme au jeu du furet, et cherche la « formule ») : pas de « une fois pour toutes » ou encore le « une fois n’est pas une fois ». Cela dit, chez Barthes dans sa Préparation au roman, la notion n’est pas non plus si simple ; après avoir longuement évoqué la photographie et le haïku, Barthes en vient à parler — pour mieux définir le c’est ça —de ce qu’il appelle en littérature « le moment de vérité », et c’est alors — on est évidemment au plus loin du haïku — qu’il fait référence à Proust :

Proust a admirablement dit les épisodes, les degrés, les passages du mourir. Je veux dire qu’à chaque moment, il a donné un supplément de concret, comme s’il allait à la racine du concret : petite attaque aux Champs-Élysées, la rougeur, la main devant la bouche […]. Pourquoi est-ce vrai (et non seulement réel ou réaliste) ? Parce que cette réalité du concret désigne ce qui va mourir : plus c’est concret, plus c’est vivant, et plus c’est vivant, plus ça va mourir. [12]

Je garde ces « passages » en mémoire pour tenter de définir le Proust de Ponge.
Des traces explicites de Proust dans l’œuvre de Ponge, on en trouve peu. Bernard Veck notait dans Francis Ponge ou le refus de l’absolu littéraire que Proust n’est que très tardivement nommé et qu’il faut attendre le Pour un Malherbe (donc 1965) pour le voir célébrer au côté de Claudel (ce qui est tout de même une bizarrerie) comme si cette reconnaissance avait du mal, plus que d’autres, à se dire. Mais il souligne aussitôt : « Cependant l’apparition des “intermittences du cœur” dans les “Notes premières de “L’Homme””, datées de 1943-44, pouvait laisser entendre dès cette date une familiarité certaine avec La Recherche ». [13]
Je relis donc cette référence furtive à Proust dans lesdites « Notes », en rappelant, et c’est important, qu’elles furent publiées dans le premier numéro de la revue dirigée par Sartre, Les Temps modernes, en 1945 :

Une certaine vibration de la nature s’appelle l’homme.
 
*
 
Vibration : les intermittences du cœur, celles de la mort et de la vie, de la veille et du sommeil, de l’hérédité et de la personnalité (originalité). [14]

Quand Ponge veut dire l’homme, l’écrivain qui apparaît, contre Camus et l’homo absurdus, animé de la « nostalgie d’absolu », c’est Proust. La question est bien sûr pourquoi Proust en 1943-1944, fût-il inommé. Car de fait Proust n’est pas lu en ces années, renvoyé aux grâces désuètes de la littérature psychologique, et notamment par Sartre.
Dans ses Carnets de la drôle de guerre, Sartre le fige dans la catégorie quasi nosographique de « la psychologie d’introspection » dont il dit qu’elle a fait son temps. Surtout, je pense au célèbre texte de Sartre en janvier 1939, consacré à Husserl, et repris dans Situations I, qui se conclut ainsi, en façon de ci-gît : « Nous voilà délivrés de Proust. Délivrés en même temps de la “vie intérieure ” : en vain chercherions-nous, comme Amiel, comme une enfant qui s’embrasse l’épaule (une écrit Sartre, je remarque au passage le féminin !), les caresses, les dorlotements de notre intimité, puisque finalement tout est dehors, tout, jusqu’à nous-mêmes : dehors, dans le monde, parmi les autres. Ce n’est pas dans je ne sais quelle retraite que nous nous découvrirons : c’est sur la route, dans la ville, au milieu de la foule, chose parmi les choses, homme parmi les hommes ». [15]
Ponge n’a eu semble-t-il aucun besoin de se délivrer de Proust et mieux, il le fait surgir sur la scène des Temps modernes en vivant, non en spectre, et de manière tout à fait inconvenante si on songe à ces assertions de Sartre. Et je me demande s’il n’y a pas là quelque chose de subtilement provocateur. On connaît bien sûr l’article de Sartre sur Ponge — « L’homme et les choses » —publié de juillet à décembre dans Poésie 44 où Sartre attribue à Ponge l’intention d’« ensevelir tout ce qui vit, l’homme surtout, dans le suaire de la matière. » Dans « Baptême Funèbre », que Ponge écrit en 1945 en hommage à René Leynaud, résistant arrêté Place Bellecour et fusillé dans la campagne lyonnaise, Ponge répond obliquement à cette allégation de Sartre en disant que, par cet hommage, « il quitte (à supposer qu’il y ait jamais séjourné, ajouterais-je) la grotte où se donne cours une manie trop pétrifiante dit-on pour qu’[il] ose y convoquer l’homme. » [16]Si Ponge, en convoquant « les intermittences du cœur » dans le premier numéro des Temps modernes, fait sortir Proust hors de sa retraite, c’est peut-être aussi, pour lui, une façon de sortir de la grotte où Sartre l’assignait.
Dans ces « Notes premières de “L’Homme” », le Proust de Ponge n’est pas celui de la chambre de liège mortifère du vieil asthmatique, dont, nous dit Sartre, on serait enfin sorti pour prendre l’air (et échapper aux miasmes de l’introspection et de la psychologie). Il n’est pas non plus l’écrivain monument des belles lettres— et là Ponge me semble un vrai lecteur de Proust, un lecteur intempestif —, mais au contraire un écrivain de l’immanence, un écrivain qui titube, sensible à la fragilité d’un corps qui vibre, sollicité par le dehors, aux aguets, tendu et attentif. Il apparaît surtout tel l’écrivain des passages et des intermittences.

Intermittences donc. Si Proust avait prévu, en 1912, d’intituler son œuvre Les Intermittences du cœur, ce n’est que dans les pages extraordinaires de Sodome et Gomorrhe consacrées au « Bouleversement de toute ma personne », que ces intermittences sont nommées. Tout commence après l’intrusion spectaculaire de cette phrase nominale, par une simple inclinaison, la courbure d’un corps penché sur son pied, quand le narrateur — c’est la première nuit de son retour à Balbec, il souffre, nous dit-il, d’une crise de fatigue cardiaque —, touche le premier bouton de sa bottine. C’est à cet instant que sa poitrine s’enfle « remplie d’ une présence inconnue », cette présence qui revient à s’apercevoir de la mort même, dans l’écran des larmes — « des sanglots me secouèrent, des larmes ruisselèrent de mes yeux » —, quand réapparaît le visage de sa grand-mère « penché sur sa fatigue ». Suit un long développement pour dire cette expérience qui serait celle de « cette contradiction si étrange de la survivance et du néant entrecroisés en moi ». [17] Intermittences de la mort et de la vie, c’est bien aussi ce dont il s’agit dans « La Mounine ». Et d’un bouleversement de toute ma personne.
De vibration, il est question dans ce texte que Ponge écrivit de mai à août 41. Il tente de rendre compte de l’émotion qui l’a bouleversé un matin — entre huit heures trente et neuf heures du matin fin avril — au lieu-dit La Mounine pendant la montée en autocar qui le menait de Marseille à Aix. Cette émotion fut d’abord causée par une qualité de ciel, ce ciel limpide mélangé d’ombre, « ce jour bleu-cendres-là », ce jour qui vaut la nuit, cet azur terrible, puis par la vision de bambini dans les jardins, celle des fontaines et des urnes, telles des suppliques jetées au ciel muet : « Quand apparurent les statues, les urnes, mon émotion tout à coup fut décuplée. Il y eut sanglot ».
Et tout commence par une syncope :

Occlusion, congestion, syncope.
 
Le temps est celui que les couleurs ont mis pour passer
Sous l’effort de la lumière
Le cœur est serré par l’angoisse de l’éternité
Et de la mort
Il s’arrête de battre (non, mauvais)
Paralysie, syncope ? [18]

Mais chez Ponge et Proust il faut tenir les deux choses en même temps : le coup du visible — c’est ça — et le désir hyperbolique de voir au-delà, de dépasser le visible pour comprendre, pour savoir, d’où cet athlétisme de l’accommodation. Et chez Ponge, contre la tentation de l’élévation, il y a la nécessité d’en revenir aux conditions élémentaires de l’apparition : un corps dans un autocar (tel le corps du narrateur dans la voiture de Mme de Villeparisis), tassé contre la vitre fermée. Ne pas allégoriser, ne pas paraboliser. Revenir aux circonstances : Ponge pousse à son comble le dispositif trois arbres, et ce texte, plus encore que tous ceux recueillis dans La Rage de l’expression, marque l’entrée en circonstances du texte pongien. Une entrée en circonstances qui d’abord fragilise l’écriture, la met en danger.
Bien sûr, encore une fois, Ponge prend soin de ne pas faire de cette expérience une expérience métaphysique, bien sûr —c’est essentiel— Ponge y confirme sa volonté de lutter pour les Lumières : nul désir de faire parler ce ciel déserté par Monsieur Dieu, pas de prosopopée (alors que chez Proust les arbres parlent, ou plutôt semblent parler pour lancer leur imprécation : « Ce que tu n’apprends pas de nous, tu ne le sauras jamais. »)
Chez Ponge, tout au contraire, il s’agit d’échapper à la malédiction, de récuser, conjurer toute pensée de la punition : « Je ne crois pas que la nuit rancunière […] ait vidé de son encre […] son gros cœur de poulpe à notre détriment ».
Reste qu’il y eut bien, en ce matin d’avril, un événement visuel inoubliable. Et dans sa brusquerie efficace, cet événement, qui n’est autre que l’instant biface de la jour et de la nuit, de la veille et du sommeil, de la naissance et de la mort, me semble au plus près de « la douloureuse synthèse de la survivance et du néant » dont parle Proust dans les pages de Sodome et Gomorrhe. « Ainsi la mort dans la plus pure joie » écrit Ponge. Et je repense alors à ces moments de vérité, passages du mourir commentés par Barthes : cette réalité du concret, en cet instant intraitable — désigne ce qui va mourir.
De fait, il règne dans le texte de Ponge un climat de peloton d’exécution : « Chaque chose est comme au bord d’un précipice […] Chaque chose est au bord de son précipice — comme une bille au bord de son trou. » Difficile de ne pas penser à la « Note sur les Otages » que Ponge consacre aux tableaux de Fautrier en 1945, où réapparaît, dès la première page, « le coup de gong » : « Il est un moment de la création où l’on se sent comme bousculé par la grêle de coups que vous assène votre sujet […] Alors il s’agit seulement de tenir debout, de finir à tout prix le combat et ne s’écrouler qu’ensuite, après le coup de gong. » [19] Mais si cet instant effroyablement silencieux est celui de l’attente d’un châtiment, il signale aussi l’après coup d’un crime : « Et comment se fait-il que règne une telle immobilité, semblable à l’attente qui succède si curieusement aux actes décisifs, aux coups de feu, aux viols, aux meurtres ? ».
Le texte se tient ainsi le plus longtemps possible dans cette intermittence, sur le seuil, entre ce qui est sur le point d’arriver et ce qui vient d’arriver : « tout est comme braise de couleurs variées, sur le point de s’éteindre, sur le point de renaître comme la braise cendreuse si l’on souffle dessus. »
On s’en souvient. À la fin de « La Mounine, Ponge, soucieux sans doute de donner « congé au tragique » — alors qu’ici le tragique obstinément revient : « tragique encrage de la situation » écrit-il — Ponge manifeste une sorte d’optimisme épistémologique et renvoie cette expérience à une explication physico-chimique : si le ciel paraît si noir en Provence, c’est qu’il y a moins de vapeur d’eau qu’ailleurs, d’où cette nuit visible en plein jour. Et c’est alors qu’il s’arrête, remet à plus tard : « Mais il importe à présent de laisser reposer notre esprit […] ».
Bonheur incomplet disait Proust, texte incomplet, différé chez Ponge, puisqu’il nous fait attendre une nouvelle Mounine, mais c’est précisément l’incomplétude de ce texte que nous lisons— que voulaient me dire ces trois arbres, quelle est cette loi esthétique et morale dont parle Ponge ? et tout simplement : que s’est-il passé ?— qui fait recommencer autrement, ailleurs, en même temps qu’insiste la « merveille » de ce drôle de « c’est ça » dont parle Ponge : « c’est incompréhensible et préhensible ». La solution physico-chimique — cet eurêka — n’efface nullement « l’incompréhensible », si ce n’est comme un faux dénouement de tragédie où tout semble rentrer dans l’ordre, ici dans l’ordre cosmique.

J’ai parlé de la sensation de déjà vu à propos du texte de Proust, et je voudrais terminer sur une dernière citation, où il est question de déjà vu. Dans Traces, Ernst Bloch écrit :

Chacun connaît le sentiment d’avoir oublié quelque chose dans sa vie consciente, quelque chose qui est resté en route et qui n’a pas été tiré au clair […]. Et lorsqu’on quitte une chambre qu’on a longtemps habitée, on jette un regard bizarre autour de soi avant de partir. Là aussi, quelque chose est resté, dont on n’a pas eu idée. On l’emporte néanmoins avec soi pour recommencer ailleurs. [20]

Je le dirais ainsi : ce que Proust a laissé sur la route d’Hudimesnil, Ponge le déplace, l’emporte ailleurs, au lieu dit La Mounine, en 1941. Et à son tour l’y laisse pour qu’on l’emporte ailleurs, là est la générosité poétique de l’aporie, qui n’est pas simplement panne, arrêt comme dans le raisonnement philosophique, mais peut-être « moment de vérité » selon l’expression de Barthes. Dans « Baptême funèbre », Ponge écrit ceci, que les majuscules célèbrent, tel un mausolée par défaut :

FACE A UN TEL SUJET, QUE PUIS-JE ?



Pour citer cette ressource :

Nathalie Barberger, « Ponge et Proust, le "coup" du visible », Publications en ligne de la SLFP, printemps 2014. URL : http://francisponge-slfp.ens-lyon.fr/?Ponge-et-Proust-le-coup-du-visible


Notes

[1Francis Ponge, La Rage de l’expression [1952], Œuvres complètes, t. I, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, 1999, p. 412 à 432.

[2Entretien avec Loïs Dahlin, in Cahiers de l’Herne, n° 51, 1986.

[3Marcel Proust, À la Recherche du temps perdu, À L’Ombre des jeunes filles en fleurs, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 1999, p. 568.

[4Walter Benjamin, « Une fois n’est pas une fois » [1934], Images de pensée, trad. J.-F. Poirier et J. Lacoste, Paris, Christian Bourgois, coll. « Détroits », 1998, p. 245.

[5Francis Ponge, Pratiques d’écriture ou L’inachèvement perpétuel [1984], Œuvres complètes, t. II, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2002, p. 1019.

[6Francis Ponge, « Première méditation nocturne », Nouveau Nouveau Recueil, Gallimard, t. II, p. 26.

[7Francis Ponge, « La Chèvre », Pièces, Œuvres complètes, t. 1, éd. citée, p. 806 à 809.

[8Denis Diderot, « Ruines et Paysages, Salon de 1767 », Salons, t. 3, Paris, Hermann, 1995, pp. 343-344.

[9Francis Ponge, Proêmes, « Pages bis », Œuvres complètes, t. I, éd. cit., p. 214.

[10Ibid., p. 213.

[11Roland Barthes, Préparation au roman, Paris/Caen, Seuil/Imec, 2003, p. 121.

[12Ibid., p. 157.

[13Bernard Veck, Francis Ponge ou le refus de l’absolu littéraire, Liège, Mardaga, 1993, p. 21.

[14Francis Ponge, Proêmes, op. cit., p. 228.

[15Jean-Paul Sartre, Situations I, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1975, p. 42.

[16Francis Ponge, Lyres, Œuvres complètes, t. I, éd. cit., p. 465.

[17Marcel Proust, À la Recherche du temps perdu, Sodome et Gomorrhe, éd. cit., p. 1329.

[18Francis Ponge, La Rage de l’expression, op. cit., p. 419.

[19Francis Ponge, « Note sur “Les Otages”, Peintures de Fautrier », Le Peintre à l’étude [1948], Œuvres complètes, t. I, éd. cit., p. 92.

[20Ernst Bloch, Traces, trad. P. Quillet et H. Hildenbrand, Paris, Gallimard, 1959, p. 84.

Mis en ligne le 15 mai 2014, par Benoit Auclerc