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Pour une poésie critique

Jean-Marie Gleize

Préface de Jean-Marie Gleize à Francis Ponge, Nioque de l’avant-printemps ovvero Cognizione del Periodo che Annuncia la Primavera, édition bilingue français et italien.

Traduzione : Michele Zaffarano.
Introduzione di Jean-Marie Gleize

Colorno : Tielleci, 2013. (Benway Series ; 4)
978-88-98222-07-0
128 p., 13€

L’ouvrage est présenté sur notre site : ici.

Voir la présentation du livre sur le site de l’éditeur.

Je suis un suscitateur
Francis Ponge

Comment entendre la « leçon » de Francis Ponge ? Car on voit bien que son œuvre n’est pas une simple proposition de poésie mais aussi et simultanément une intervention décisive dans le champ de l’écriture, de la théorie des pratiques d’écriture, une prise de position stratégique, par rapport à laquelle il n’est plus possible de ne pas se situer. C’est en ce sens qu’il y a « leçon ». On peut l’entendre, par exemple, puisque « parti pris des choses » il y a (selon le titre qu’il donne en 1942 à l’œuvre qui le fera connaître), comme une des réponses possibles à la visée rimbaldienne d’une « poésie objective ». Et comme un des prolongements possibles du geste rimbaldien de la substitution d’une prose aux diverses modalités de l’expérimentation métrique et prosodique. Ou encore comme une des reformulations possibles de la critique par Rimbaud non seulement des modalités du langage poétique, mais de la « poésie » elle-même, dans sa spécificité et son autonomie générique. L’œuvre de Ponge serait donc, à maints égards, exemplaire, progressivement de plus en plus radicale, sur une ligne critique allant de la poésie prosaïque en poème et en prose à la pratique d’une écriture objective voire objectiviste, au-delà du principe régissant le partage formel vers/prose ; à l’exercice, donc, d’une écriture non seulement post-poétique mais post-générique. De ce modèle critique, supposant de la part du lecteur suspension de tous ses présupposés voire de tous ses préjugés quant à la chose « poésie », relève le volume aujourd’hui offert au lecteur italien.

Il y a donc, en 1983, aux éditions Gallimard, la publication d’un petit livre vert (c’est la couverture qui est verte, comme l’herbe des prés), Nioque de l’avant-printemps. L’un de ces « petits » livres qui rejoignent, vers l’extrémité terminale de l’œuvre, ce que pouvait avoir de discrètement « subversif », au tout début, un autre mince volume : celui des Douze petits écrits. Bref, mais très percutant, très libre et suscitant. C’est d’ailleurs pourquoi, en 1990, l’ambiance poétique n’étant pas (n’étant plus), dans le contexte français d’alors, à la transgression des codes, etc., et pour répondre de façon offensive à ce contexte dépressif, fut donné pour titre à une revue qui entendait perpétuer la veine critique pongienne des carnets, tentatives, fabriques et autres brouillons publiés, le nom de Nioques, mettant ainsi l’accent sur la question de la désidentification du genre poésie, sur la question du déplacement de l’objet-poème au rang de modalité d’expression parmi d’autres, en position relative, au même titre (par exemple, dans ce livre) que le « proème », ou la « note », ou la « déclaration », non nécessairement achevé (il y a dans le livre Nioque une page et quatre lignes intitulées « début du poème d’avant-printemps »).

Il est clair que le mot « Nioque » se substitue décidément au mot « poème ». De la même façon que dans La Fabrique du pré (livre publié en 1971), Francis Ponge dit éprouver une inhibition à « achever » son « essai sur le pré ». Au mot « essai », il adjoint une note qui dit ceci : « Terme choisi en connaissance de cause, contre celui de poème Il s’agit donc, si l’on veut, d’une mutation terminologique ayant pour but d’arracher les écritures de recherche au cadre générique institué. Le petit livre vert relève de l’exercice et de l’expérience de « sortie(s) » hors de ce champ, hors de ce que Ponge appelle, toujours dans La Fabrique du pré, « les impostures de la poésie ».
Le mot-titre, désormais, pourrait à bon droit s’écrire au pluriel, puisqu’il n’est pas de définition formelle stable de la chose « nioque », même minimale. Il s’agit d’un vocable vide, absent du dictionnaire, fonctionnant seulement à partir de l’exemple de Ponge, à partir de ce que nous suggère un livre dans lequel le ou la nioque proposé(e) se présente comme un dispositif hétérogène à entrées multiples. Pour ceux qui voudront entendre ce que je nomme ici la « leçon » de Ponge, il y a, il y aura bien pluralité des nioques possibles, chantier ouvert d’expériences polymorphes.

Je viens de parler d’un dispositif hétérogène à propos de Nioque de l’avant-printemps. C’est une des caractéristiques les plus frappantes de ce livre qui tout d’abord propose un texte qui doit être lu trois fois, puisqu’il s’agit d’un journal écrit en avril 1950, donc par un Ponge qui n’est plus communiste mais qui continue de se situer (de situer l’artiste qu’il appelle aussi dans ce livre chercheur, travailleur, ouvrier) par rapport à cet engagement ; puisqu’il s’agit ensuite d’un texte ayant connu deux prépublications en revue, une dans L’Ephémère, revue de surpoésie en 1967, et dans Tel Quel, revue de non poésie en 1968 ; et qu’il s’agit ensuite d’un livre paru aux éditions Gallimard au début d’une tout autre décennie, en 1983, à un moment où, par ailleurs (du côté de la NRF), la poésie poétique refaisait surface de façon assez offensive, pour tenter d’effacer, précisément, les avancées critiques « dégénérisantes » des années 60-70). Ce qui est évidemment très intéressant c’est que le Ponge désormais très ouvertement gaulliste, ayant rompu avec Tel Quel au milieu des années 70, précise dans son Avis au lecteur, que les mois de prépublication, en 1967/1968, ont « curieusement précédé de très peu les « événements » de Berkeley, Berlin ou Paris, considérés par certains comme des printemps ». Ces proses seraient donc à la fois des proses d’après révolution ou d’après abandon de l’idéologie sous tendant l’illusion révolutionnaire (années 50 ou années 80), mais en même temps aussi des proses d’avant révolution, annonçant, ou en phase avec, un mouvement d’émancipation en cours (fin des années 60). En tout cas des proses « poétiques » ou parapoétiques explicitement reliées à l’événementiel politique et à la question de la place de l’artiste dans l’histoire, prenant en charge et assumant par ailleurs la tension entre un temps historique et un temps cyclique, un temps cosmique, un temps naturel.

On constate de surcroit que Ponge tient ensemble plusieurs fils qu’il juxtapose ou tresse, qu’il trame, sans qu’il soit vraiment possible de savoir s’il accorde plus d’importance à la compréhension d’un moment spécifique (qui serait proprement la nioque ou « connaissance » de l’avant-printemps) ou encore, à l’occasion de cette tentative de captation descriptive-explicative, à l’élucidation et la formulation de ses principales « raisons d’écrire » et des principes qui le guident. Le texte est à la fois ce journal factuel et chrono-logique (au présent simple, qui dit le présent au présent, qui restitue la présence sensible au présent), un journal météoro-logique, mais aussi un journal logique et métalogique, proématique, accumulant des remarques, stases méditatives, prospectives ou rétrospectives, d’ordre poétique (pourquoi je substitue le document au monument), esthétique (pourquoi une esthétique du tâtonnement, des redites), moral (pourquoi prôner un « nouvel humanisme » ), politique (pourquoi j’ai été communiste et ne le suis plus), etc.

Comme tout lecteur attentif de ce texte je ne voudrais négliger aucun de ces fils qui composent la trame : la rhétorique et l’érotique des poiriers, la nouvelle définition de l’artiste, la nécessaire expression de la « nature muette », l’opposition temps sériel/temps historique… mais ce qui m’importe davantage encore, quant à la « leçon » pongienne ici, c’est précisément le dispositif de montage des éléments hétérogènes tous mis sur le même plan, le souci global de composition (en particulier par un effet de bouclage : reprise à la fin des séquences initiales), en évidente concurrence ou contradiction avec le souci de laisser les séquences se succéder de façon on dirait paratactique, magistralement discontinue, heurtée presque, et le passage de l’écriture monumentale (poématique) à la décision en faveur du documental (écriture datée-localisée), et à une proématique généralisée, écriture notative, théorique cursive, « imparfaite », reprise et reprisée. En un mot ce livre et cette catégorie de la « nioque » constituent une manière de programme ouvert pour qui se donne pour tâche la « sortie » permanente et l’exploration d’un après la poésie utilisant tous les moyens de la prose en proses, en dehors de toute visée esthétique et visant au contraire des effets de connaissance du monde , du « mystère ambiant » comme disait Ponge, ou plus immédiatement des contextes écraniques (eux très peu mystérieux mais très asphyxiants) qui constituent une partie de notre « réalité » actuelle.

Ce serait là, comme je l’indiquais au début, une des façons de « tenir compte » de l’intervention de Francis Ponge dans l’histoire de la poésie française, une des façons de dire qu’il ne saurait être question de faire comme s’il n’avait pas eu lieu. Je tiens pour un avertissement significatif la colère que dans les « pages bis » du Carnet du bois de pins, Francis Ponge manifeste à l’encontre de son ami Gabriel Audisio qui n’a pas compris de quoi il s’agissait dans ce journal de l’écriture d’un poème qui aurait pu s’intituler « Le bois de pins » (comme dans la Nioque un poème aurait pu s’intituler « L’avant-printemps »), et qui, finalement, n’a jamais été écrit. Gabriel Audisio dit à Ponge qu’il voit là une tentative analogue à celle de Poe expliquant comment il a écrit Le Corbeau, il lui dit que sa tentative peut jeter « des lumières étonnantes sur les voies de l’imagination créatrice », et il lui suggère un volume collectif sous le titre « Naissance d’un poème ». Ponge réplique en disant qu’Audisio n’a pas compris « (évidemment), qu’il s’agit, au coin de ce bois, moins de la naissance d’un poème que d’une tentative (bien loin d’être réussie) d’assassinat d’un poème par son objet ». Et il parle de « contresens ». Avertissement significatif, parce qu’on voit bien que le contresens, le malentendu, est extrêmement facile : si Ponge dit Audisio n’a pas compris (« évidemment »), c’est, évidemment, parce que Audisio est un poète et me prend tout naturellement pour un poète, croit que j’écris des poèmes, etc. Or il n’en est rien.

Le petit essai de définition étymologique du mot « forgé » « à partir de la racine grecque du mot signifiant connaissance » et posé à l’entrée de Nioque de l’avant-printemps, ainsi introduit comme un coin dans le paysage générique, est là pour confirmer cette déclaration ou protestation de « sortie » hors du « manège ».

Ne surtout pas fermer l’atelier des ouvriers-chercheurs que nous sommes, que nous voulons être !

Jean-Marie Gleize


Pour citer cette ressource :

Jean-Marie Gleize, « Pour une poésie critique », Publications en ligne de la SLFP, printemps 2014. URL : http://francisponge-slfp.ens-lyon.fr/?Pour-une-poesie-critique


Mis en ligne le 15 mai 2014, par Aurélie Veyron-Churlet