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Bernard Beugnot. Itinéraire pongien

Bernard Beugnot

Bernard Beugnot (1932 - 2023) était professeur émérite de l’Université de Montréal et spécialiste de littérature française du XVIIe siècle, notamment de Guez de Balzac et de Boileau.

Normalien, agrégé, il était parti au Québec en 1962 pour rejoindre l’Université de Montréal où il a effectué toute sa carrière.
Il a dirigé différents ouvrages sur la littérature épistolaire, la littéraire viatique, et la génétique des textes. Il s’est également intéressé à la littérature contemporaine et s’est vu confier la publication des œuvres complètes de Francis Ponge dans la collection de la Pléiade chez Gallimard, entre 1999 et 2002, puis celle des œuvres de Jean Anouilh, en 2007.

Voir le site de B. Beugnot : https://bernardbeugnot.wordpress.com/

La Société des Lecteurs de Francis Ponge remercie Bernard Beugnot de lui avoir confié le texte suivant, composé pour l’occasion.

Pour Armande Ponge

Voilà que, presque trente ans après la publication de ma Poétique de Ponge [1], pilonnée en 2006 par les Presses Universitaires de France faute de ventes suffisantes, la Société des Lecteurs de Francis Ponge, par l’intermédiaire de Marie Frisson et d’Armande Ponge, m’invitent à un regard rétrospectif sur les cheminements qui m’ont conduit de l’étude de la littérature du dix-septième siècle à Francis Ponge, sur la manière dont la greffe s’est opérée avec mes autres centres d’intérêt et dont se sont déterminées ces nouvelles orientations qu’ancrera définitivement dans ma carrière et sanctionnera l’édition collective des Œuvres complètes dans la Bibliothèque de la Pléiade [2], ainsi qu’un boisseau d’articles parus jusqu’en 2008. La genèse de ce parcours révèlera après coup une logique ou une cohérence éclairant l’origine du modèle formel qui a orienté mes voyages dans l’univers de Francis Ponge. Tel est l’horizon de ces pages, telles sont les questions qui y affleureront, suscitant peut-être la réflexion de jeunes chercheurs sur l’articulation entre le hasard et les choix personnels, sur les étapes, hésitantes parfois, des voies de spécialisation que l’on emprunte.

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Paradoxalement, après quinze années consacrées au dix-septième siècle, ce n’est pas le Pour un Malherbe, pourtant paru dès 1965, qui m’a ouvert à l’œuvre de Ponge, mais plutôt une suite de rencontres et de simultanéités favorables, d’où tout dessein prémédité était si exclu que, lorsque Ponge s’arrêta à l’Université de Montréal lors de sa tournée nord-américaine en 1967, je n’étais pas allé l’écouter.
Mon premier contact avec l’œuvre de Ponge suivit de peu le moment-clé que représenta le colloque de Cerisy de 1975 [3] et tint du hasard. J’entraînais alors à l’explication de textes une jeune candidate à l’agrégation qui résidait au Québec. Un jour, je choisis La Chèvre, à vrai dire, par facilité, parce qu’elle figurait dans le Lagarde et Michard du XXe siècle. L’étude attentive du texte me fit prendre conscience que le paragraphe commençant par "Ainsi aurai-je chaque jour jeté la chèvre sur mon bloc-note", constituait une sorte de pivot, passage à une réflexion, inspirée par le bouc, de nature davantage métapoétique : ce qui évoqua tout de suite pour moi la structure double de la fable, composée d’un récit et d’une morale, ou plus généralement, de l’allégorie à laquelle je m’étais intéressé pour le dix-septième siècle. Peu après, j’eus l’occasion de développer et préciser mon commentaire dans une conférence à l’École Polytechnique de Zürich. Séduit par cette nouvelle matière, je me livrais à des plongées exploratoires dans l’ensemble de l’œuvre qui se trouvait alors occuper une place singulière au cœur des vifs débats critiques, déjà ouverts et appelés à durer, autour de l’analyse littéraire et de l’interprétation [4].
Le virus, ou le virage, était contracté, ou pris, sans que je sache que c’était pour le reste de ma carrière. En congé sabbatique à Nice, la proximité du Mas des Vergers m’incita à envoyer mon texte à Ponge qui m’invita à le rencontrer. Dans un entretien fort attachant, le 8 juin 1977, Ponge qui avait lu mon texte de près me donna en quelque sorte son imprimatur, en particulier sur le processus de l’affabulation dont, il me le rappela, parle l’argument du Verre d’eau, précisant toutefois qu’il n’était pas un procédé choisi initialement, mais plutôt un effet du mouvement de l’écriture. Par ailleurs, il apprécia l’analyse de l’amphibologie « magnifique corniaud », il m’apprit, entre autres, que le premier crayon du texte, né de l’observation de cet animal typiquement provençal, datait des années 1920-1922, que le passage consacré au bouc fut le plus travaillé, que l’assimilation à la barbiche de Malherbe était tardive sans appartenir à la genèse du texte, que l’analogie de la chèvre et du poète venait du poète et philosophe espagnol Juan Huarte. Il me fit don aussi de quelques livres : les Actes du colloque de Cerisy et l’ouvrage de Maldiney, Le Legs des choses, pour lequel il témoignait d’une réelle estime [5].
Cette visite préluda à une suite d’échanges futurs, épistolaires et oraux, qui accompagnèrent en sourdine et stimulèrent mon intérêt grandissant, me valant plus tard de belles et flatteuses dédicaces, en particulier celle-ci, annotée sur un exemplaire de Nioque de l’avant-printemps donné à mon père qui, habitant Paris, servit plusieurs fois de messager rue Lhomond : « Pour Monsieur Raoul Beugnot, en très sympathique hommage et aussi parce qu’il est le père de l’un des deux ou trois plus remarquables exégètes de mes écrits » (mai 1984).
De retour à Montréal, les textes de Ponge occupèrent désormais une place nouvelle dans mes cours et mes séminaires, firent l’objet d’une émission à Radio-Canada (« Des ébauches au texte : l’atelier poétique de Francis Ponge », septembre 1978) et d’une communication dans un colloque universitaire à Saskatoon (« Ponge lecteur de lui-même », mai 1979). Poursuivant mon exploration de la totalité de l’œuvre, j’y découvris quelques titres et formules qui, à mes yeux, confirmaient la prégnance de la fable, structure double toujours latente : « Esquisse d’une parabole » (1921), « L’allégorie habite un palais diaphane » (1948), ou « L’objet, c’est la poétique », phrase empruntée à Braque. Désormais, Ponge ne sortit plus de mon horizon de recherche et de publications jusqu’à mon invitation par Jean-Marie Gleize en 1991 à participer au jury de thèse d’habilitation de Bernard Veck à Aix-en-Provence, point de départ d’une collaboration régulière et d’une amitié étroite, trop tôt interrompue, avec ce dernier.

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Peu à peu, plusieurs points de rencontre devaient se révéler entre certains intérêts, certaines démarches poétiques de Ponge et mes propres travaux : la culture rhétorique, l’empreinte des modèles formels qui, outre la fable, peuvent être, par exemple, le blason (dans La Figue (sèche)), la définition, la description, l’éloge, le manifeste, ou les rapports entre création et critique qui, selon la formule de Paul Valéry et en écho au colloque de Cerisy, font de Ponge un écrivain classique. La véritable avant-garde et l’originalité de Ponge ne résideraient-elles pas justement dans ce renouveau des formes anciennes et leur translation vers la modernité ?

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Ce sont néanmoins les démarches de l’histoire littéraire traditionnelle qui ont initialement inspiré mes premiers travaux, alors que les textes de Ponge avaient jusque là plus volontiers séduit les formes les plus modernes de la critique (comme Jean-Paul Sartre, Philippe Sollers, Henri Maldiney [6] - en attendant Derrida en 1984 [7]), puisqu’il est longtemps demeuré absent, par exemple, de la Revue d’histoire littéraire de la France. Je passai successivement ou simultanément du bilan à l’archive, de l’archive à l’édition, de l’édition à des lectures génériques et génétiques, même si quelques contributions relèvent davantage de l’ordre biographique ou se situent dans les marges par rapport au dessein poétique - encore qu’il existe des brouillons épistolaires et que parfois le rapport au destinataire ne soit pas sans affinité avec celui qui lie le poète à son lecteur .
Le numéro spécial d’Études françaises [8], coordonné avec Robert Mélançon, comportait un premier état présent des recherches, tentative pour mettre de l’ordre dans les avenues principales de la critique et de la réception puisqu’on ne saurait, sans cette démarche préalable, élaborer du nouveau. Le tableau s’organisait en trois moments (Les pionniers, de Sartre à Tel quel / Le temps des monographies / La consécration), non sans dénoncer certaines vaticinations éphémères. Le regret que nous exprimions d’une solide biographie fut comblé, quelques années plus tard, par le monumental travail d’Armande, Pour une vie de mon père, encore en cours [9]. La bibliographie de 1999 qui compte plus de 1550 entrées se situera dans le même ordre que cet article récapitulatif [10].
L’archivistique, stimulée par l’abondance des manuscrits et la spécificité que représente leur publication par Ponge lui-même sous forme de dossiers, est entrée en conjonction avec la naissante génétique, non sans que l’exploitation même des manuscrits ne posât des problèmes méthodologiques. Ainsi, le recueil de La Rage de l’expression fut évoqué dans l’un des premiers colloques de génétique, La Naissance du texte [11], et les notes multiples de La Mounine permirent de suivre un moment créatif exceptionnel dans ce carnet du peintre qui met en scène une poétique de la réflexivité à partir d’une expérience sensorielle unique et d’un jeu intertextuel où Hugo, Verlaine et Mallarmé servent d’intercesseurs au même titre que des peintres.
L’édition critique bénéficia de cet accès aux archives. Ce fut d’abord La Table, alors inédite, dont le dossier nous fut confié par Ponge pour le numéro d’Études françaises, et qui devait reparaître en tirage limité. Puis vint, en 1998, la publication avec Bernard Veck de la Correspondance avec Jean Tortel (1944-1981) [12], suivie de celle des Pages d’atelier [13].

Pour ce qui est de l’édition collective des Œuvres dans la Bibliothèque de la Pléiade, elle m’échut par hasard. J’avais envoyé ma Poétique de Ponge à Jacques Cotin, alors directeur de la collection, en sollicitant un "strapontin" pour le cas où un projet s’élaborerait. J’appris par retour que c’était le cas et que, si je l’acceptais, Gallimard me le confiait. L’équipe franco-québécoise réunissait des universitaires qui avaient tous, à des titres divers, déjà travaillé sur l’œuvre de Ponge (Michel Collot, Gérard Farasse, Jean-Marie Gleize, Jacinthe Martel, Robert Mélançon, Bernard Veck). Elle devait s’adjoindre, pour le tome II, un universitaire français des États-Unis, Philippe Met, pour Le Savon. Ce fut, pendant quelques années, un travail aussi exigeant que stimulant, soutenu et enrichi par l’attentive collaboration d’Armande Ponge.
Cette activité éditoriale fut l’occasion de rencontrer et de nouer des liens plus ou moins éphémères, mais toujours enrichissants, avec des directeurs de la Bibliothèque Jacques Doucet, François Chapon et Yves Peyré, ou le peintre Albert Ayme. Ce fut aussi un voyage esthétique parmi les éditions à tirage limité, dont on sait le prix que Ponge y attachait, ainsi que le début d’une petite collection personnelle. enrichie parfois de dons inattendus et originaux comme cette traduction des Plaisirs de la porte par Robert Bly [14].

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Quant aux travaux plus spécifiquement critiques, à partir de 1990, ils eurent pour axes l’inventaire des modèles formels - la Poétique de Ponge en fut la synthèse -, les analyses génétiques et la réflexion sur les processus de l’invention.
Les manuscrits mis au jour par l’archivistique pongienne, porteurs de fécondes leçons, si précieuse pour l’édition, contribuaient alors dans leur matérialité, leur chronologie, leurs traces et leurs états à ouvrir des chemins nouveaux au commentaire critique et permettaient d’entrer plus avant dans les processus mêmes de l’invention qui retenait même moment l’attention des philosophes, hors des seules voies du recueil de matériaux que désignait l’antique inventio rhétorique. Ce fut l’occasion de s’intéresser à l’invention, comme en témoignent les titres de mes travaux, pour en étudier la mise en œuvre, la mise en scène, les modes, après une première publication, étrangère à Ponge, sur sa portée dans l’exercice critique.

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Laisser se développer les lectures et les interprétations dans la rencontre féconde d’une familiarité attentive avec les textes resitués dans leur atelier et de la maîtrise des outils critiques, c’est aller contre ce qu’ont pratiqué bien des modernes avec leurs forceps théoriques. Il reste que la fascination pour l’œuvre de Ponge - et la mienne singulièrement - tient sans doute à la manière dont ses préoccupations d’écrivain critique recoupent les doutes contemporains sur l’esthétique littéraire. En tout cas, la rencontre de ses écrits fut une invitation à épouser mon époque en mobilisant pour ce faire, pendant une trentaine d’années, ma culture ancienne, passant de la découverte fragmentaire et timide, à une exploration de plus en plus systématique et à la reconnaissance par le milieu des spécialistes de Ponge.

Bernard Beugnot
Membre de la Société Royale du Canada
Professeur émérite à l’Université de Montréal


Pour citer cette ressource :

Bernard Beugnot, « Itinéraire pongien », Publications en ligne de la SLFP, automne 2019. URL : http://francisponge-slfp.ens-lyon.fr/?Bernard-Beugnot-Itineraire-pongien


Notes

[1Bernard Beugnot, Poétique de Ponge. Le palais diaphane, Paris, Presses Universitaires de France, 1990.

[2Francis Ponge, Œuvres complètes, tome I, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1999. Francis Ponge, Œuvres complètes, tome II, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2002.

[3Ponge inventeur et classique, Actes du Colloque de Cerisy, Philippe Bonnefis, Pierre Oster (dir.), Paris, Union générale d’éditions, 1977.

[4Jean Starobinski, La Relation critique, Paris, Gallimard, 1970. L’Interprétation des textes, C. Reichler (dir.), Paris, Les éditions de Minuit, 1989.

[5Henri Maldiney, Le Legs des choses dans l’œuvre de Francis Ponge, Paris, Les éditions du Cerf, [1974], 2012.

[6Jean-Paul Sartre, « L’Homme et les choses »,Poésie 44, n° 20-21, juillet-octobre et novembre-décembre 1944. Philippe Sollers, Francis Ponge, Paris, Seghers, coll. « Poètes d’aujourd’hui », 1963. Henri Maldiney, Le Legs des choses dans l’œuvre de Francis Ponge, op. cit..

[7Jacques Derrida, Signéponge, New York, Columbia University Press, 1984.

[8Fortunes de Ponge (1924-1980). Esquisse d’un état présent, Bernard Beugnot et Robert Mélançon (dir.), Revue Études françaises, volume 17, numéro 1-2, avril 1981.

[9Armande Ponge, Pour une vie de mon père, tome I et tome II, Paris, Classiques Garnier, 2015 et 2020.

[10Bernard Beugnot, Jacinthe Martel et Bernard Veck, Francis Ponge, Rome, Memini, coll. « Bibliographie des Écrivains Français » n° 18, 1999. On peut retrouver le début de mise à jour de cette bibliographie sur le site.

[11La Naissance du texte. Archives européennes et production intellectuelle, Paris, CNRS, 1987.

[12Francis Ponge, Correspondance avec Jean Tortel (1944-1981), B. Beugnot, B. Veck (éd.), Paris, Stock, 1998.

[13Francis Ponge, Pages d’atelier (1917-1982), Paris, Gallimard, 2005.

[14Francis Ponge, The delights of the door (Les Plaisirs de la porte), translated by Robert Bly, autographié et publié par l’auteur à 150 exemplaires sous forme de chapbook formant 4 folios de 15 x 13 cm, sous double couverture verte et grise, avec une lithographie, New-York, Bedouin Press, 1990.

Mis en ligne le 27 janvier 2020, par Marie Frisson