Ponge n’a jamais écrit sur Chagall, et ne le cite que dans deux passages de Joca seria, notes portant sur les sculptures de Giacometti, le classant parmi « les grands maîtres de l’époque précédente » en compagnie de Braque, Picasso, Gris, Klee, Kandinski et Mondrian, mais aussi comme Matisse, Rouault, Derain, Dufy. Mais Ponge échange une brève correspondance avec Chagall, de 1924 à 1926, qu’Armande Ponge a récemment relayée dans le second volume de Pour une vie de mon père [1].
Tout d’abord, le 20 octobre 1924, Ponge écrit à Chagall pour lui demander un portrait effectué par lui. Le poète explique au peintre qu’il a écrit « un livre de très brefs exercices de style [2] » que Gallimard s’apprête à publier (il s’agit des Douze petits écrits, le premier livre publié par Ponge, qui paraîtra seulement le 31 mars 1926). Comme le texte est très court, l’éditeur a choisi de le faire paraître dans la collection « Une œuvre, un portrait » qui prévoit de présenter un portrait de l’auteur en couverture. Dans sa lettre, Ponge exprime sans ambages son aversion pour la forme d’autocélébration qu’il voit dans cette présentation : « [j]e déteste me montrer », écrit Ponge, « [j]’aurais voulu être édité sans portrait ». Mais il précise : « [e]t vraiment je pense que vous êtes seul capable, tout en faisant ce dessin, de me cacher, de me laisser libre ». Ces lignes informent de la situation dans laquelle se trouve Ponge durant ces quelques années – situation oxymorique, en quelque sorte, pour qui cherche à obtenir un consensus ou une reconnaissance de son travail auprès des piliers de l’institution littéraire de son temps, comme Gallimard ou La Nouvelle Revue française, sans pour autant sacrifier son indépendance créatrice. Chagall accepte tout d’abord de réaliser le portrait (comme l’indique la lettre du 22 octobre [3]). Ponge l’en remercie (dans sa lettre du 28 octobre [4]), sans manquer de souligner, dans un élan d’espérance autant que de fierté orgueilleuse, qu’il a ainsi choisi stratégiquement de défendre son premier livre (en se plaçant sous l’égide de la Nouvelle Revue française et en choisissant Jean Paulhan en guise de mentor) et d’associer son nom aux poètes de la génération précédente comme Apollinaire, Reverdy, Jacob et Claudel, tous édités par Gallimard.
Mais c’est dans une troisième lettre adressée par Ponge à Chagall et datée de mars 1926, que le souci d’indépendance que Ponge formulait laconiquement le 20 octobre 1924 prend la forme, d’une manière explicite et, en cela, plus lisible, d’un refus. Ponge, dans cette lettre, se dit « devenu très mécontent de ce livre (Douze petits écrits), au point de n’espérer, « qu’une seule chose : qu’on l’oublie ! [5] ». Et il ajoute : « [j]e suis honteux d’en être réduit par mon contrat à accepter la publication d’un pareil ouvrage qui ne me satisfait pas du tout [6] ». Quelques lignes plus loin, la honte cède le pas à un désintérêt affiché (« [C]e livre m’est devenu totalement indifférent ») jusqu’à la plus catégorique indifférence (« Moi je m’en fous »). Ce n’est sans doute pas un hasard si l’expression de cette honte, de cette indifférence et du refus de ce premier ouvrage coïncide chronologiquement avec la première lettre de dur reproche que Paulhan adresse à Ponge, ce même mois de mars 1926. Au sujet des Douze petits écrits, Paulhan écrit : « [t]u sais de reste, ou tu peux imaginer quelle peine j’ai eu à le faire accepter de Gallimard - et quels reproches il m’a valus depuis que, composé, tu t’obstines à l’empêcher de paraître. Tes exigences de dernier moment étaient absurdes. Tu peux consentir à paraître aux mêmes conditions que Valéry, ou que moi [7] ».
Par ailleurs, Chagall finit par adresser à Ponge un refus définitif [8] .
Cette correspondance, quantitativement mince, comporte d’intéressants passages qui permettent de relire certains aspects de la crise existentielle que Ponge traverse à cette époque. En effet, ces (quelques) lettres résument, de manière sèche mais précise et efficace, les difficultés matérielles traversées, le besoin ressenti d’une reconnaissance intellectuelle du travail accompli, les impasses rencontrées dans l’écriture, tout en laissant poindre, en filigrane, les germes de cette rage de l’expression (rendue manifeste ici par le souci d’indépendance) qui se joignent au tracé imprécis d’une poétique encore à l’état d’ébauche dont seule la suite des écrits de Ponge dessinera les contours.
Luigi Magno
Université de Rome 3
Traduction : Marie Frisson
Paris 3 – ENS
Pour citer cette ressource :
Luigi Magno, « Ponge et Chagall », Marie Frisson (trad.), Publications en ligne de la SLFP, été 2021. URL : http://francisponge-slfp.ens-lyon.fr/?Luigi-Magno-Ponge-et-Chagall