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Politiques de Ponge, sous la direction de Benoît Auclerc et Bénédicte Gorrillot

Damien Blanchard

Benoît Auclerc et Bénédicte Gorrillot (dir.), Politiques de Ponge, Revue des Sciences Humaines, numéro 316, octobre-décembre 2014

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Les prises de position politiques de Francis Ponge, qui ont considérablement varié au fil du temps – de la précoce implication dans la S.F.I.O. à l’orientation gaulliste qui prend forme dans les années 1950 en passant par l’engagement dans le P.C.F. de 1937 à 1947 – suscitent toujours autant d’interrogations, comme en témoigne le numéro 316 de la Revue des Sciences Humaines, Politiques de Ponge, qui réunit les interventions du colloque éponyme organisé à Lyon les 15 et 16 mars 2012 par Benoît Auclerc, Bénédicte Gorrillot et Jean-Marie Gleize. Sans que transparaissent dans les œuvres des choix partisans explicites [1], ces prises de position méritent réflexion dans la mesure où Ponge s’est toujours montré soucieux d’articuler la question éthico-politique à la question poétique. Dans leur introduction, Benoît Auclerc et Bénédicte Gorrillot, rappelant que Ponge considère les « paroles » comme le lieu d’un discours stéréotypé, commun à tous et propre à personne, affirment que l’écrivain travaille à proposer d’autres usages de la langue, actualisant ainsi la portée politique du geste d’écriture. Lorsqu’il s’agit d’écrire contre les paroles, de prendre le parti des choses, de fonder une nouvelle rhétorique pour un homme nouveau, le choix situe toujours l’écrivain dans son rapport à la société qui l’entoure et à la langue qu’elle parle. Mais l’articulation entre les choix formels et les positions éthiques se dédouble lorsqu’il s’agit de construire pour chaque objet une forme spécifique : « il ne peut donc y avoir que des politiques pongiennes, en lien avec la diversité du réel » [2]. Le monde physique est traversé de mouvements contradictoires : ainsi s’expliqueraient les apparentes contradictions politiques de Ponge, impossibles à résoudre.
Il s’agit donc de les aborder dans leur complexité en replaçant les propositions dans leur contexte historique. De fait, l’ouvrage semble composé selon une logique globalement chronologique, partant des écrits de jeunesse (les premiers textes parus en revue, les Douze petits écrits) pour se terminer par la question de la francité soulevée par les derniers textes comme « Nous, mots français ». Pour autant, cette organisation est assez souple puisque certains articles traitent de questions sur un plan diachronique assez étendu, mêlant les temporalités. Les approches proposées sont très diverses, de l’étude littéraire très précise à une approche plus historiographique en passant par la comparaison avec un autre auteur : nous nous proposons d’en donner un bref aperçu en les organisant en fonction de l’angle adopté.

Poésie et politique

La question centrale des liens entre poésie et politique, telle qu’elle est posée par l’œuvre singulière de Francis Ponge, est abordée à travers les articles qui ouvrent et clôturent l’ouvrage. Plus précisément, Ponge réfléchit à l’efficacité de la parole poétique, à la manière dont elle peut avoir un effet sur les lecteurs [3] et donc avoir une portée politique.
Si l’article liminaire de Benoît Auclerc, « Ponge avant Ponge : incertitudes » s’intéresse aux questionnements du jeune Ponge tels qu’ils transparaissent dans les lettres adressées à son père, cela tient à l’hésitation entre poésie sentimentale ou patriotique qui habite l’écrivain en devenir au début de la Première guerre mondiale. La correspondance avec Armand Ponge révèle que le jeune Francis est tiraillé entre le désir d’une parole singulière et le souci des normes qui s’imposent à l’individu plongé viscéralement dans la guerre. Or Benoît Auclerc montre que l’incorporation en avril 2018, pourtant ardemment désirée, contribue à rompre progressivement cette hésitation dans la mesure où elle contraint à la docilité vis-à-vis de maximes extérieures et manifeste l’existence d’un pouvoir qui cherche à réduire au silence. Le collectif apparaît désormais comme une contrainte, et l’engagement militaire rêvé laisse la place à un désir de dégagement, non par l’expulsion du politique hors du texte, mais par son incorporation critique dans l’expression. L’écriture devient le moyen de résister à « l’indifférenciation produite par une autre incorporation, forcée, à un corps collectif » [4], y compris dans les textes plutôt hermétiques parus dans Le Mouton blanc, où le retrait du sens est considéré par Benoît Auclerc comme « tentative de dégagement – pour se donner des réserves de sens et se mettre à l’abri de l’impératif […] de produire de la signification » [5]. L’efficience du poème consiste désormais à interroger les conditions mêmes de la parole en tant qu’elle se déploie dans une communauté. Le lyrisme patriotique des débuts cède ainsi la place à une intériorisation de la question du politique dans le corps même des textes.
L’article Aziz Jendari, « Stratégies de l’écriture oblique chez le premier Ponge », montre cependant que la dimension militante, quasi guerrière, ne disparaît pas pour autant. Rappelant que les Douze petits écrits contiennent une section intitulée « Quatre satires » qui attaque l’ordre capitaliste et bourgeois, il souligne la forte dimension politique du premier ouvrage de Ponge, y compris dans les textes les moins explicitement satiriques. Dans les années 20, Ponge continue à s’intéresser à la question de l’efficience de la parole, puisque la révolte a d’abord affaire aux moyens d’expression, au refus de l’aliénation du langage à une quelconque idéologie. Le proverbe, considéré comme parole efficace car il s’actualise dans une situation concrète de discours, court cependant le risque de l’obscurité et de l’inefficacité en raison de ses multiples virtualités de sens. Aziz Jendari montre qu’il y a « tension ou plutôt mise en tension chez Ponge de la notion de « commun », en ce que le langage est à la fois porteur de commun – négativement [...] – et porteur du commun, du lieu commun au sens littéral, c’est-à-dire de la promesse d’un espace discursif partagé [...] » [6]. Le critique propose de voir dans les « Trois poésies », apparemment dénuées de toute visée polémique, une réflexion sous-jacente sur le pouvoir agissant de la parole. Si la figure implicite de Néron dans « Quel artificier... » demeure un repoussoir, elle permet d’introduire le motif de la « rage », qualifiée cependant de « courte », comme s’il s’agissait de couper court à la propagation de l’incendie et à la prolifération lyrique. Dans « Ces vieux toits... », la figure d’Hamlet [7] qui fait usage de l’ironie, du déguisement, et celle de la tortue lente et discrète lui font contrepoids. La subversion surgit de l’intérieur, préparée en secret sous la carapace de l’hermétisme apparent.
La démarche s’éprouve comme une constante : Sophie Coste dans son article « La Rage de l’expression en pays occupé » montre que, sous les apparences d’un recueil qui refuse de parler directement de la guerre, La Rage de l’expression est paradoxalement une œuvre de résistance, bien qu’éloignée du lyrisme d’Aragon par exemple. D’une part, le « Carnet du bois de pins » est présenté par Ponge comme une « conquête », et d’autre part, cette persévérance littéraire dans l’écriture des objets, entamée avec Le Parti pris des choses, est le signe que la situation d’occupation ne saurait constituer « un coup d’arrêt aux projets mis en œuvre de longue date » [8]. Sophie Coste tempère cependant cette dimension fondamentale dans la mesure où l’ « Appendice » au « Carnet » montre que le questionnement sur le rôle et la responsabilité de l’écrivain est très fort : Ponge prend nettement position contre la métaphysique sous-tendue par le tragique camusien, et refuse de désespérer quant au futur de l’homme. L’athéisme qu’il défend est une manière de résister à la résignation, dont la religion est selon lui responsable. Dans la poursuite du travail accompli avec Le Parti pris des choses, l’écriture continue à être pour lui le moyen d’une re-création de l’homme au contact des objets, car « L’homme est l’avenir de l’homme » [9]. Ainsi s’explique peut-être l’évolution de l’œuvre vers le moviment contre la tentation du monument, manière de signifier une « confiance dans le mouvement du devenir » [10], et de montrer l’écrivain en « homme du commun, au travail parmi les mots, en ouvrier ou en terrassier dans son chantier, au milieu des matériaux épars » [11]. La Rage de l’expression propose une re-conquête, un chantier, l’espace d’une construction, ouverts vers l’avenir.
Mais cette dimension prospective s’effrite à partir des années 1950, obligeant à repenser la notion d’efficacité poétique jusqu’à présent associée au renversement de l’idéologie. En fin de volume, l’article de Dominique Combe, « Politique de la langue : Ponge et la francité » permet de mettre en perspective les choix poétiques et politiques du dernier Ponge. Il revient sur la conception pongienne de la langue comme rhétorique [12], comme agissant dans la réalité : la langue peut dès lors devenir ce vers quoi tend une politique. La rhétorique de l’éloge pratiquée par Ponge tout au long de son œuvre, puisqu’elle est « le langage-action par excellence » [13], permet de comprendre le modèle malherbien, dont la poésie essentiellement de circonstance est tendue vers l’art de l’éloge, en particulier celui du Prince. Les derniers textes montrent le basculement de l’éloge des choses à l’éloge des puissants. La relation privilégiée entre le Poète et le Prince, dont Horace et Auguste, Malherbe et Henri IV fournissent le modèle pour Ponge, le conduit à développer une politique de la langue unissant étroitement la langue et la nation, centrée sur l’idée de francité. Le rapport critique à la langue se brise, voire se renverse : il s’agit désormais de servir la langue afin de servir au mieux l’État. Bien plus, il s’agit de les défendre et de les conserver. Dominique Combe rappelle ce que cette politique de la langue doit au contexte historique qui voit émerger, dans les années 60-70, la francophonie entendue comme résistance à l’anglais et à l’influence américaine, mais également les désillusions liées à la perte de l’empire colonial français. Il propose de voir dans le concept de francité, indissolublement lié à la latinité et à son rêve impérial, une alliance entre le modèle gaulliste de « la grandeur de la France » et le nationalisme barrésien de « la terre et les morts ».
Du premier Ponge au dernier Ponge, l’écriture apparaît donc toujours comme éminemment active et politique sur tout lecteur-citoyen, plutôt offensive et tournée vers l’avenir jusque dans les années 50, plutôt réactive et nostalgique ensuite.

Au regard de l’autre

Ces approches frontales des rapports entre poétique et politique dans l’œuvre et la pensée de Ponge sont complétées et renouvelées par une approche à dimension comparatiste, qui vise à éclairer les partis pris pongiens par le biais d’une altérité, individuelle ou collective, qu’elle soit assumée, défendue ou rejetée par Ponge.
Corinne Bayle, dans « Figures de la sécession moderne : Reverdy vs Ponge », propose un rapprochement paradoxal avec un autre poète majeur de la modernité autour de la question du retrait. Alors que leur relation au spirituel semble les opposer a priori – Reverdy est lié au catholicisme et mû par un désir d’absolu, alors que Ponge, de famille protestante, athée, est attaché à la relativité des croyances et des énoncés – ils n’en partagent pas moins une idée de la poésie comme « expérience du monde ici et maintenant » [14] et préfèrent donner toute sa place au poème au détriment de l’engagement de l’écrivain. Si cette affirmation pose question au premier abord, eu égard à l’activité politique de Ponge, il est vrai qu’il refuse en effet le qualificatif de « poète » qui a pu être lui accolé et adopte une position souvent ambivalente vis-à-vis des cercles littéraires dans lesquels il s’inscrit. Le refus de l’engagement dont parle Corinne Bayle est en réalité une réaction à la position sartrienne : pour Reverdy comme pour Ponge, il ne s’agit pas de défendre une thèse, mais de « s’enfoncer toujours davantage en [soi-même] dans l’espoir de réparer le monde » [15]. Ce retrait en soi-même est cependant marqué par une méfiance à l’égard de la subjectivité : le vécu est compris dans une perspective d’exemplarité, et souvent mis à distance par l’ironie et l’humour. Plus profondément encore, l’acte politique qu’ils engagent ne consiste pas à agir politiquement mais à modifier les conditions de représentation par un travail sur le langage. Il s’agit en effet d’affronter la langue de l’universel reportage et de la subvertir, ce qui nécessite à proprement parler de faire sécession.
Dans une autre perspective, un même éloignement du politique au profit d’un privilège accordé à l’écriture apparaît dans l’article de Jean-Marie Gleize. Dans « L’être quelconque », il s’appuie sur les écrits de Ponge relatifs à Giacometti, dans les années 50, pour expliquer la rupture progressive avec le communisme et la concentration sur le travail d’écriture comme lieu de la réconciliation des hommes avec les choses, au détriment du grand projet émancipateur porté jusque là par le communisme. Il revient sur les conditions matérielles de Ponge dans les années 50, qui vit alors une période très difficile, et oscille entre les deux doctrines qui occupent le champ politique de la guerre froide. Jean-Marie Gleize expose les trois raisons de la déprise du communisme : le fonctionnement vécu du parti « lie » en asservissant, réduit la personne à son être social en raison d’un rationalisme étroit et impose une esthétique dogmatique, dite « réaliste ». Ce dernier point est essentiel, d’autant que Ponge ne remet pas seulement en cause le réalisme socialiste, mais aussi la place que le parti accorde à l’artiste. À ses yeux, l’artiste est aussi un révolutionnaire, il incarne l’avant-garde véritable puisqu’il participe à l’avènement de l’homme nouveau. C’est courir le risque d’une solitude profonde, d’autant que sa situation matérielle en fait un homme du commun. Ainsi s’explique l’attachement aux figures de Giacometti, dont il est question dans « Joca Seria » (écrit à l’été 1951) : Ponge s’y reconnaît. La solitude, l’isolement, l’amaigrissement sont autant les signes concrets d’une expérience matériellement difficile que du sentiment d’une faillite de l’humanisme occidental. L’œuvre de Giacometti permet cependant de maintenir l’espoir que l’art pourrait réaliser « la réconciliation de l’homme (avec lui-même, les autres et le monde) » [16], en lieu et place de la Révolution.
Or à la même époque, Ponge est en train d’écrire Pour un Malherbe dans lequel il établit une étonnante filiation avec Cicéron [17], que Bénédicte Gorrillot essaie de comprendre dans son article « Des héros de la politique et de la littérature : Ponge et Cicéron ». Le rapprochement a de quoi surprendre puisque Ponge n’a pas été un héros de la politique et n’a pas rédigé de traités ou de textes explicitement politiques ; sur le plan littéraire, tout les oppose également. Mais le statut d’homme de lettres et d’adjuvant politique remarquable fascine l’écrivain. Plus précisément, Ponge semble s’appuyer sur la description de Cicéron proposée par Gaston Boissier dans Cicéron et ses amis [18], ouvrage de 1865 qu’il dit avoir beaucoup aimé : les prises de position politiques contradictoires du consul romain y est expliqué par une modération liée à un excès d’intelligence et par son indépendance d’esprit en des périodes troubles. La critique sur le manque de courage de Cicéron, formulée déjà par Montaigne, se transforme en éloge : l’apparent opportunisme cache une intelligence politique qui s’adapte aux circonstances pour atteindre au but qu’elle s’est fixé. Chez Ponge, cet objectif prend la forme d’une « adaptation radicale aux choses et à la mouvance vivante des circonstances » [19]. Quoi de mieux pour justifier un positionnement politique devenu contradictoire que le Cicéron dessiné par Gaston Boissier, à savoir « un Cicéron trop indépendant pour s’attacher à un seul parti, trop clairvoyant pour ne pas remarquer les hypocrisies politiques, et trop épris de juste mesure pour ne pas refuser les excès et les dérives dictatoriales » [20] ? Mais l’heure n’est pas encore venue de l’adhésion pleine et entière au gaullisme, le renvoi à Cicéron manifeste surtout la conscience d’un cap poétique à maintenir malgré les incertitudes politiques.
Deux articles à teneur historiographique permettent d’appréhender Ponge dans les moments historiques considérés comme des basculements sur le plan politique. Jean Sénégas choisit de jeter la lumière sur la revue Action, journal communiste, où Ponge exerce la fonction de responsable des pages culturelles de 1944 à 1947, date qui coïncide avec son départ du parti communiste. Si Ponge n’y a pas écrit de textes politiques révolutionnaires, il a néanmoins laissé une empreinte considérable : « L’homme nouveau avait cristallisé l’attente d’une génération, son espérance. Le mérite de Ponge fut de la nommer » [21]. Or en juin 1947, l’optimisme cesse d’être de mise, le monde est rendu à son opacité, le parti devient de plus en plus dogmatique et stalinien, Ponge s’éloigne du parti. Olivier Penot-Lacassagne s’intéresse pour sa part aux relations troubles entre Tel Quel et Francis Ponge : le point de vue adopté est celui de la revue, qui prend Ponge comme figure tutélaire avant de l’écarter peu à peu, en raison notamment de l’orientation maoïste adoptée que ne partage pas du tout l’écrivain devenu gaulliste. À l’origine, le désir de recentrer le travail littéraire sur la littérature, de vouloir le monde « tel quel », débarrassé de ses voiles idéologiques devait beaucoup à Francis Ponge. Mais peu à peu, les noms de Bataille et d’Artaud, la présence d’un discours psychanalytique, la rhétorique révolutionnaire contribuent à l’éloignement de Ponge. La mobilité pongienne quant aux communautés intellectuelles et politiques est flagrante.
Les hésitations de Ponge, entre retrait et engagement politique, entre communisme et gaullisme – on pourrait multiplier à loisir les tensions – se manifestent donc dans le regard qu’il porte sur d’autres artistes, et dans le regard que d’autres portent sur lui. Cependant, la trajectoire poético-politique est loin d’être linéaire : d’une part, les ruptures ne sont pas exactement définitives dans la mesure où des choix passés subsiste toujours un reste ; d’autre part, l’ambiguïté politique de certains partis pris se voit démasquée au fil du temps.

Les contradictions internes de Ponge

L’existence de tensions internes à l’œuvre dans le parcours de Ponge, en empêchant de tracer un parcours linéaire, contribue à dresser le portrait d’un Ponge fondamentalement instable sur le plan politique, irréductible à une figure homogène. La question se pose en effet de savoir si le ver était dans le fruit et si le fruit est définitivement pourri à la toute fin. L’ouvrage propose ainsi de rompre avec l’image d’un Ponge qui glisserait naturellement de la modernité au classicisme.
L’écrivain Nathalie Quintane, qu’on a pu rattacher à la poésie critique de Ponge suite à la parution de Remarques et Chaussure en 1997, s’interroge, dans son « Journal de lectures de L’Écrit Beaubourg », sur le pourquoi d’un Ponge devenu sous certains aspects réactionnaire. Elle refuse de minorer l’importance de ce basculement politique. Lire un tel ouvrage n’est pas anodin dans la mesure où l’écriture n’y est pas devenue complètement classique et semble résister à l’idéologie qu’elle défend. Nathalie Quintane reconnaît à l’occasion son propre projet dans certaines formules programmatiques de L’Écrit Beaubourg. Son désir de chercher à « débusquer le moment où l’expression cesse de régner sur l’idéologie » [22] révèle incidemment qu’elle n’a pas définitivement disparu. Elle se manifeste notamment à travers la figure de l’épanorthose, figure de correction et de l’incertitude abondamment pratiquée par Ponge. Elle signifie un travail sans cesse repris, rectifié, ajusté, toujours un peu incertain de lui-même. Sa disparition progressive dans les derniers textes serait le révélateur du raidissement idéologique. Ponge fait un usage spécifique de l’épanorthose, inspiré de Malherbe, puisqu’il s’agit littéralement de corriger sa langue au fil de l’écriture afin de trouver l’expression juste, à propos. Or si elle manifeste généralement l’hésitation, le tâtonnement, elle peut devenir figure d’autorité, notamment dans les derniers textes, lorsqu’un long développement en forme d’épanorthose débouche, avec retard, sur un mot qui serait le bon, puisque Ponge exploite alors l’effet de chute et met en valeur la trouvaille. Nathalie Quintane voit une confirmation de cette idée dans le rapport de Ponge aux règles techniques : elles font faire du sur-place, piétiner, afin d’obliger à attendre « que se vérifie qu’il n’existe pas de meilleure formulation (que celle qu’on a trouvée d’abord) [23] ». L’épanorthose, considérée comme l’équivalent de ces règles contraignantes, permet de construire une cohérence stylistique à double tranchant.
Christian Prigent revient sur son rapport problématique à Ponge dans l’article « Malaise dans l’admiration (Ponge politique) » qui reprend pour une part les positions formulées dans Ceux qui merdRent. Il s’agit de parier sur la cohérence du parcours intellectuel de Ponge pour comprendre ses choix politiques. Or l’intérêt de la question est justifié par le rôle moteur qu’a joué Ponge pour celui qui lui a consacré une thèse et a entretenu une relation suivie avec lui. Christian Prigent rappelle le paradoxe d’un Ponge penchant à droite mais lu par les avant-gardistes marxistes qui voient alors dans son œuvre des moyens d’émancipation intellectuelle, puisque Ponge s’efforce de parler contre les paroles, à savoir l’« ensemble articulé de représentations par le vecteur desquelles le monde (les choses) nous parvient défraîchi, déformé, aliéné et aliénant » [24]. La dimension critique, offensive, est donc à l’origine fondamentale, mais elle est marquée par l’obsession de l’hygiénisme et une forme de moralisme, dont Ponge est tout à fait conscient. Or ce désir de purification, de nettoyage du langage serait lié à des instances moins conscientes, bien que Ponge, en rationaliste affirmé, ait toujours violemment réagi à toute lecture psychanalytique. Selon Prigent, la perspective morale et hygiéniste, plus ou moins en sourdine jusqu’au début des années 50, prend progressivement une importance considérable à l’époque de l’écriture de Pour un Malherbe et du Soleil placé en abîme. Ce dernier texte représenterait le moment d’un « retrait prophylactique de Ponge devant ce qui s’ouvre ainsi de négatif, d’ambivalent, de chaotique, sous ses propres pas d’écriture », un retrait qui est dès lors converti « en affirmation stoïque puis en pathos positivé, viril, héroïque, apollinien, rationaliste et moralisateur » [25]. Le négatif commence à disparaître, nettoyé, effacé, pour laisser place progressivement au seul positif.
Dans son article « L’intrication Ponge », Sylvain Santi part des analyses de Christian Prigent et les complète à travers la notion d’intrication empruntée à Georges Didi-Huberman qui la définit comme « une configuration où des choses hétérogènes, voire ennemies sont agitées ensemble : jamais synthétisables, mais impossibles à démêler les unes des autres. Jamais séparables, mais impossibles à unifier dans une entité supérieure [26] ». Que sont ces « choses hétérogènes » chez Ponge ? Pour Sylvain Santi, dès le départ se trouvent associés à la fois le refus de la métaphysique, de l’idéalisme et la vision utopique d’un homme futur et purifié, amélioré par la poésie. Le désir de changer l’homme, de le racheter contre le mal qui est dans la société – retour du vieil humanisme – entre en contradiction avec le rejet de tout idéalisme métaphysique. Ponge apparaît comme la coexistence tendue de deux figures irréductibles : il s’agit dès lors de « penser comment, chez Ponge, le réactionnaire est déjà chez le révolutionnaire, et comment le révolutionnaire est encore chez le réactionnaire » [27]. Le dernier Ponge, tendant vers le classicisme et se détournant des perspectives révolutionnaires, garde trace des pratiques anciennes : ainsi, L’Écrit Beaubourg est un texte réactionnaire si et seulement si on ignore la manière dont il est écrit, dans une tension entre deux modes d’écrire. Sur le plan des idées, l’intrication subsiste également : Sylvain Santi montre que certains propos patriotiques de Ponge possèdent d’indéniables accents marxistes, signe que les anciennes structures de pensée font retour dans des contextes inattendus. Il s’agit donc de refuser une figure unifiée de Ponge, et de préférer « une figure qui ménage toujours un certain flottement du tracé, qui expose les contrastes et les brisures, comprend une incertitude et un suspens où résiste la singularité ; une figure qui fait foisonner, proliférer les figures » [28].
C’est dans cette perspective que s’inscrit Nathalie Barberger comme l’indique le titre de son article « Ne pas choisir entre Horace et Artaud ». Partant de la « Tentative orale » prononcée par Ponge le 16 et le 22 janvier 1947, quelques jours après la conférence d’Artaud au Vieux Colombier, elle considère qu’Artaud en est peut-être « l’ennemi privilégié, l’ennemi préféré et dangereux – innommé » [29]. En effet, Ponge cherche par cette conférence à résister aux paroles qu’on lui fait dire, pour éviter de subir le sort d’Artaud, dont la personne est constituée en spectacle alors qu’il souhaitait un tête à tête avec le public. Lors de cette « Tentative orale », il s’agit d’empêcher le point de vue d’autrui de triompher, de ne pas être un mort-vivant dont on peut dire tout et n’importe quoi. Ponge tient à contrôler l’image qu’il renvoie, notamment contre la lecture sartrienne, afin d’éviter une « momification anthume », une « livraison précoce à la postérité » [30]. Dans sa conférence, Ponge convoque tout à coup les choses qui l’entourent : « Nous ne sommes pas seuls ici » et ouvre une trappe qu’il prend soin de refermer pour ne pas tomber dans le trou « comme Kafka, comme Nietzsche, comme d’autres » [31]. Artaud fait sans doute partie de ces innommés. Pourtant, dans « Joca Seria », en 1951, Ponge affirmait : « Ne pas choisir entre Horace et Artaud », et dans une page datée du 26 juillet 1951 de Pratiques d’écriture, il affirme qu’aucun choix n’est possible entre la nécessité de briser les formes du langage, l’ouverture de la trappe propres à Artaud et le souci, hérité d’Horace, d’éviter la chute, de rester debout. L’intransigeance du réel fascine Ponge chez Artaud, bien qu’elle doive être contrôlée par la rhétorique. Mais Horace lui-même est implicitement considéré par Ponge comme artaldien, puisqu’il rappelle au colloque de Cerisy que L’Art poétique se termine par la mort sanglante d’Empédocle. On retrouve là une forme d’intrication.

Politiques de Ponge demeure donc fidèle à son titre de bout en bout, en proposant différentes figures de l’écrivain, appréhendé par des biais contradictoires voire conflictuels, qui révèlent un Ponge complexe et ambigu, irréductible à une trajectoire linéaire qui le verrait passer d’un bord politique à un autre. Si le contexte historique permet d’expliquer un certain nombre de positions éthiques et poétiques, une approche sur le temps long montre à quel point l’explication résolutive est toujours insuffisante tant les contradictions pongiennes sont profondément ancrées, et par là même fructueuses.
Cet ouvrage collectif montre à quel point la recherche sur Ponge est aujourd’hui vivante et vivifiante : malgré la disparition de Gérard Farasse dont Dominique Viart, à l’ouverture du volume, rappelle à quel point il a été un passeur infatigable de l’œuvre pongienne, de nombreux travaux sont attendus, qu’il s’agisse du colloque à Cerisy prévu pour août 2015, des éditions de correspondances en cours (Gabriel Audisio, Christian Prigent, Jacques Dupin), ou de la publication d’un album d’archives par Armande Ponge, afin de voir plus clair dans la complexité de l’écrivain, mais aussi de voir plus loin grâce à elle.


Pour citer cette ressource :

Damien Blanchard, « Benoît Auclerc, Bénédicte Gorrillot (dir.), Politiques de Ponge », Publications en ligne de la SLFP, automne 2015. URL : http://francisponge-slfp.ens-lyon.fr/?Politiques-de-Ponge-sous-la


Notes

[1À l’exception, certes, de « Nous, mots français » (1978), Nouveau Nouveau recueil, tome III, Œuvres Complètes, vol. II, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2002, p. 1290-1294, qui contient un appel à voter pour le parti gaulliste.

[2Benoît Auclerc et Bénédicte Gorrillot (dir.), Politiques de Ponge, Revue des Sciences Humaines, n°316/octobre-décembre 2014, p. 15.

[3Cet aspect a été particulièrement travaillé dans l’ouvrage Ponge et ses lecteurs, Benoît Auclerc et Sophie Coste (dir.), Paris, Kimé, 2014.

[4Benoît Auclerc et Bénédicte Gorrillot (dir.), Politiques de Ponge, op. cit., p. 31.

[5ibid., p. 32.

[6Benoît Auclerc et Bénédicte Gorrillot (dir.), Politiques de Ponge, op. cit., p. 39.

[7Aziz Jendari rappelle que le mot hamlet signifie en français « hameau », motif initial du texte « Ces vieux toits... ».

[8Benoît Auclerc et Bénédicte Gorrillot (dir.), Politiques de Ponge, op. cit., p. 49.

[9Francis Ponge, Proêmes, Œuvres complètes, vol. I, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1999, p. 230.

[10Benoît Auclerc et Bénédicte Gorrillot (dir.), Politiques de Ponge, op. cit., p.58.

[11ibid.

[12Sur ce sujet, on lira avec profit l’article de Jean-Michel Adam, « Ponge rhétoriquement », in Jean-Marie Gleize (dir.), Ponge, résolument, Lyon, ENS Éditions, coll. « Signes », 2004, p. 19-38.

[13Benoît Auclerc et Bénédicte Gorrillot (dir.), Politiques de Ponge, op. cit., p. 186.

[14ibid., p. 79.

[15ibid., p.83.

[16ibid., p. 183.

[17Francis Ponge, Pour un Malherbe, Œuvres Complètes, vol. II, op. cit., p. 248 : « Les archives du destin. Entre Lucrèce-Cicéron et moi ».

[18Bénédicte Gorrillot retrace l’histoire du mythe de Cicéron, de l’Antiquité jusqu’au positivisme historique du XIXe siècle tel qu’il se matérialise dans le livre de Gaston Boissier : ou bien l’homme de lettres est valorisé (Quintilien, Boèce) ou bien l’homme politique prend le dessus (Plutarque, Montesquieu, Voltaire) dans la construction du mythe.

[19Benoît Auclerc et Bénédicte Gorrillot (dir.), Politiques de Ponge, op. cit., p. 160.

[20ibid. p. 156.

[21ibid. p. 74.

[22ibid. p. 166.

[23Francis Ponge, Pour un Malherbe, Œuvres Complètes, vol. II, op. cit., p. 215. Cité par Quintane, p. 173.

[24Benoît Auclerc et Bénédicte Gorrillot (dir.), Politiques de Ponge, op. cit., p. 142.

[25ibid., p. 144, note 29.

[26Georges Didi-Huberman, L’Image survivante. Histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg, Paris, Minuit, 2002, p. 201. Cité par Santy, p. 123.

[27Benoît Auclerc et Bénédicte Gorrillot (dir.), Politiques de Ponge, op. cit., p. 123-124.

[28ibid., p. 132.

[29ibid., p. 111.

[30ibid., p. 107.

[31Francis Ponge, « Tentative orale », Méthodes, Œuvres complètes, vol. I, op. cit., p. 659-660. Cité par Nathalie Barberger p. 110.

Mis en ligne le 22 décembre 2015, par Damien Blanchard