Présentation de la photographie de Tonie Marshall par Christian Rist.
C’est une photo de Tonie en répétition à Paris, au Théâtre Récamier, avant Avignon donc.
Je me souviens d’elle disant « La dernière simplicité ».
Cet l’effroi devant la grand-mère mourante, sorte de baby terreux, à qui l’on n’est plus du tout tenté d’adresser la parole...
Pudeur, détresse cristallisées en une ironie cruelle et savante, c’était très frappant.
Connaissez-vous cette phrase, que je tiens de Thibaudeau et que j’imagine être de Ponge : la grâce n’est que la rigueur plus finement articulée ?
Christian Rist, 06 avril 2020.
Hommage par Hervé Petit.
Tonie.
Je la revois, je l’entends légère, malicieuse, disant, interprétant « La Chèvre » de Francis Ponge en juillet 1985 dans Pièces et Morceaux à Avignon, mis en scène par Nelly Borgeaud : « [n]otre tendresse à la notion de la chèvre est immédiate pour ce qu’elle comporte entre ses pattes grêles – gonflant la cornemuse aux pouces abaissés que la pauvresse, sous la carpette en guise de châle sur son échine, toujours de guingois, incomplètement dissimule – tout ce lait qui s’obtient des pierres les plus dures par le moyen brouté de quelques rares herbes, ou pampres, d’essence aromatique [...] [1] ».
Je la revois, je l’entends grave, disant, interprétant « La dernière simplicité », autre texte de Ponge, parmi une vingtaine de comédiens et de textes du poète dans Le Concert de vocables, toujours à Avignon, imaginé par Christian Rist : « [l]’appartement de notre grand-mère avait été réduit quelques années avant la fin de sa vie, tronqué de sa plus grande pièce au profit d’une veuve énorme et sanguine. Des trois pièces qui lui restaient elle n’occupait plus, chacune à son heure, qu’un coin. Dans la chambre, le désordre était limité au lit [...] [2] ». C’est ce texte qu’elle emmènera avec elle lors de la tournée des Amoureux de Molière en Europe et qu’elle dira au public de temps en temps, avant la représentation du soir. Chacun des dix comédiens des Amoureux que nous étions avait « son » texte de Ponge.
Christian Rist me disait, il y a quelques jours : « Tonie-Ponge pour moi c’est [l]’appartement de notre grand-mère avait été réduit quelques années avant la fin de sa vie ».
Et, comme un écho à l’évocation de Tonie disant « La dernière simplicité », je retrouve cet article de Michel Cournot dans Le Monde sur le mémorable événement Ponge à Avignon : « [i]l y a ici une gravité. La phrase de Francis Ponge est comme en suspens dans la lumière d’or du soir ».
Mon cœur balance. Il y a Tonie légère, élégante, « fantaisiste » ; il y a Tonie grave, profonde, d’une maturité qui m’impressionnait, d’une responsabilité naturelle dans la restitution de la gravité des choses. Et je vivais ces deux couleurs – une seule force en vérité – presque comme une énigme chez une même personne. L’autorité artistique de ses films témoigne de cette souplesse, de cette légèreté grave.
Dispersés dans mon souvenir : ses éclats de rire à mes jeux de mots idiots, sa mondanité joyeuse et simple, telle un poisson dans l’eau du monde, sa prévenance, sa gaité sans anicroche de mauvaises humeurs qui habillait cette profondeur. Son regard engagé sur l’état du monde. Sa présence aux manifs, « comme tout le monde ». Sa peur panique en avion, agrippant nerveusement ma main au décollage. Sa désinvolture de me proposer d’aller avec elle faire les magasins dans les rues de Milan à deux jours de la première des Amoureux de Molière en décembre 1985. L’acuité d’un regard sévère, sans une parole, que je surprenais parfois chez elle.
Quant à ses projets de cinéma – de réalisatrice qu’elle allait devenir –, elle ne nous en parlait pas dans son temps de comédienne auprès de nous, de Christian et de Nelly. De l’extérieur, le passage s’est fait pour nous en douceur. D’autant plus pour moi qu’elle embarquait fraternellement pour une apparition dans ses premiers films. J’étais flatté, touché.
Hervé Petit, 29 avril 2020.