Jacques Réda [1], ami des Ponge, mais également de Gérard Macé [2], est mort le 30 septembre dernier, bien loin des ruines (et des chantiers) de Paris [3], sur des terres persiennes plus que pongiennes, qu’il avait évoquées récemment dans Leçons de l’Arbre et du Vent [4]. Ce titre pourrait associer, pour une fois dans son œuvre, autant l’un que l’autre de ces deux prédécesseurs poétiques — quoique Réda ait été plus proche de Ponge [5] que de Saint-John Perse, tout en cultivant sa propre singularité, ainsi qu’il l’a exprimé en des termes pongiens (« comme le pin / [s]’accomplit en étant un pin, et la rose, une rose » [6]).
La vie d’un poète peut se décomposer a posteriori en plusieurs temps, non sans retours ou sans superpositions. S’il y a eu, pour Réda, le goût du repli, à la montagne ou sur la côte varoise, et toujours celui de la flânerie [7], celui, encore, du compagnonnage en fidèles lectures et en solides amitiés, et parfois aussi en inévitables rivalités, également, celui du confort d’être un écrivain de « la maison Gallimard », et celui du pouvoir que confère le statut de directeur de la Nouvelle Revue Française, demeure pour lui cette idée fixe, qu’il a choisie de continuer de nommer « poésie » et qu’il pratique en intermittent [8] : d’une traduction des choses du monde avec les moyens imparfaits du langage et du souci constant des enjeux qu’elle pose.
Gageons que Jacques Réda aura eu droit, fin septembre, à une dernière cigarette, qui aura été non point choisie dans un étui en argent et tenue par un porte-cigarette, comme un visiteur illustre de la presqu’île de Giens, mais plutôt roulée sur le pouce. Car c’est sur ces dernières cendres chaudes [9] que s’est fixé le souvenir de son ultime rencontre avec Francis Ponge, comme il nous l’avait raconté. Une anecdote qu’il avait évoquée dans le Tiers Livre des reconnaissances [10], puis repris dans son dernier texte dédié à Ponge, paru en 2022 dans un recueil d’anciens articles publiés autrefois en revue, Mes sept familles :
[d]e Francis Ponge, avec qui mes relations ont été par force de durée moindre et de fréquence plus réduite, je me borne à évoquer un trait de sa générosité, quand il m’a offert une de ses mémorables « fabriques » pour couronner le premier de mes sommaires de la NRF. Je ne sais si, en conscience, je dois ou ne dois pas me reprocher de lui avoir, à sa demande expresse, offert une cigarette (une Gitane), sans doute une des dernières qu’il a fumées au voisinage d’un appareil à oxygène pourtant propre à l’en dissuader. J’ignore également quelle place occupera celle que je roule avant de poser le point final de ce texte, dans mon insouciante comptabilité de fumeur. Chaque fois que je me dis qu’elle pourrait bien être la dernière, mentalement, je la dédie à Ponge, dans un recoin du fumoir où je regarde fumer les grands [11].
D’un recoin à l’autre, c’est à une table de déjeuner, comme une réplique vingtièmiste du tableau de Fantin-Latour [12], que Jacques Réda a rencontré Francis Ponge pour la première fois, à l’invitation de Gilberte et Georges Lambrichs. Mais c’est une autre configuration amicale nouée lors des « déjeuners du mercredi » des « Cahiers du Chemin » [13] (où se retrouveront également Marianne Alphant, Jean-Loup Trassard, Florence Delay, Guy Goffette, Michel Chaillou, Michel Deguy, Jude Stefan, Gérard Macé, Nicole Aboulker) qu’il fixe en une scène avec cadre dans son premier ouvrage de « critique amoureuse » et de partage de « dilectures » [14], Autoportraits :
[à] la fin, nous nous sommes retrouvés tous les quatre debout devant la fenêtre, essayant de découvrir, par-delà les rails de Saint-Lazare, rue de Rome, la maison de Mallarmé. C’est un endroit où j’ai été amené à passer de nouveau souvent par la suite. Je manque rarement de m’y arrêter. On voit de là parfaitement tous les arrières de la rue Boursault, et par conséquent la fenêtre où, un instant, nous nous sommes encadrés comme pour une photographie. Mais je ne la situe pas très bien. Peut-être aussi à cause d’une crainte superstitieuse, et d’un sentiment de confusion, puisque je suis le dernier vivant modeste de ce groupe : Lambrichs, Ponge, Georges. Et Mallarmé. Au pied de son immeuble, il y a un magasin spécialisé dans les casques pour moto [15].
La poésie pourtant n’apparaît pas toute casquée à Jacques Réda, elle est plutôt celle qui vient à pas légers [16], mais bottée et sûre de sa métrique, qu’il appelle « la cavalerie [17] » et qui est prétexte à un jeu [18]. L’évocation de Mallarmé n’est pas ici simplement anecdotique, par le jeu de la coïncidence topographique et du « génie du lieu », pas plus que celle de Perros et de Ponge. En effet, Réda en revient-il souvent dans ses écrits, à Mallarmé et à Valéry, à Rimbaud, à Perros et à Ponge qu’il relie tous deux en esprit par une association de sensibilité à la saveur des choses et à la saveur des mots : « [j]e traîne la vieille idée de composer une petite étude sur Perros et Ponge, ou Valéry [19] ». En retour, les termes avec lesquels Perros s’adresse à Ponge conviendraient, par certains aspects, tout aussi bien à Réda : « [m]ais vous avez en vous ce que vous donnez aux objets : de la jubilation, de la jouissance, de la meilleure gourmandise, vous finissez toujours par avoir raison pour des raisons lyriques. ce n’est pas si courant [20] ». Tels sont les « inconvénients du métier » [21] d’écrivain, si l’on peut dire : des raffinements de bouche, autour d’une bouteille de bordeaux, aux saveurs de la langue poétique. Épicurisme à la lettre [22], comme Jacques Réda le suggère encore à propos des écrits d’Alechinsky dans « Le Pinceau et la flèche » :
[s]i j’ai le droit de faire état de mon propre comportement de lecteur, je dirai qu’il est avec Ponge, et Perros, un de ceux dont la langue me restitue la saveur de la littérature en tant que lieu d’un libre et libérateur apprentissage moral. Ce qui bien sûr le ferait, dans sa barbe elle-même réservée, sourire [23].
L’enjeu poétique de « la captation par l’écrit de l’énergie qu’il y a dans le parlé [24] », pour lequel il faut « trouver une langue » selon l’injonction rimbaldienne, se double pour Réda d’une dimension morale où joies de la contemplation et (ob-)jubilation d’écrire [25] se rejoignent en tant que « raisons de vivre heureux [26] ». Soit, une po-éthique, comme l’affirmait Perros au sujet de Ponge [27]. Ainsi, au sujet du bon usage des mots prôné par ce dernier, cette note, dans La Sauvette, qui relève « l’étincelle qu’à force de manipulations méticuleuses et inventives, Ponge fait jaillir des mots, pour qu’on y voie plus clair dans le langage des choses qu’ils désignent [28] ». Et pour Réda, cette reprise et transposition de « La Passante » de Baudelaire, transfigurée par l’éclat que lancent dans le soleil les rayons de « La Bicyclette », selon la méthode même d’appropriation et de transformation ludique du standard en jazz [29] :
[...] C’est un grand vélo noir, de proportions parfaites,
Qui touche à peine au mur. Il a la grâce d’une bête
En éveil dans sa fixité calme : c’est un oiseau.
La rue est vide. Le jardin continue en silence
De déverser à flots ce feu vert et doré qui danse
Pieds nus, à petits pas légers sur le froid du carreau [...] [30]
.
Si Réda partage l’évocation de la bicyclette avec Jean Follain [31] et Charles-Albert Cingria [32], dans ce qui constitue pour chacun leur propre décompte des choses du monde, il rejoint certainement aussi Ponge par cette attention portée à l’objet apparemment prosaïque du quotidien, d’utilité pratique, à ranger entre le radiateur et la lessiveuse. Également par ce goût de l’emblème ou celui de la fable hérité de La Fontaine [33]. Toutefois, contrairement à Ponge qui revient régulièrement dans le cours de son œuvre au poème en prose initié avec Le Parti pris des choses, parallèlement à d’autres expérimentations de formes ouvertes comme La Rage de l’expression, La Fabrique du pré ou Le Savon, il y a loin de ce moment de « parti pris » de la bicyclette en vers, dans les années quatre-vingt et des poèmes en prose des Ruines de Paris qui, publiées en 1977, représentent toutefois une étape importante de l’œuvre. En effet, ces quarante dernières années, Réda a multiplié les variations, notamment formelles et a favorisé les mélanges de vers et de prose, dictés par le mouvement syncopé de la juste formulation de sa pensée.
Plus encore, comme le note Bernadette Engel-Roux, Réda « serait bien tenté comme Ponge, de récuser toute question ou enquête sur "la" poésie comme impertinente, vaine plus encore, venteuse. Le débat ne l’intéresse pas. Il ne choisit rien d’autre que d’aller et venir, dans ce mouvement d’élan et de recul qui caractérise tous ses choix. Il ne cesse de basculer de la prose au poème et du poème à la prose [...] Le lyrisme surclasse sa prose, le prosaïsme déclasse sa poésie, faut-il dire "en vers" ? [34] ». Souci du poétique donc, pour le meilleur et pour le pire, car certaines strophes s’apparentent parfois, goût prosodique et auto-dérision obligent, à la tradition des vers de mirliton [35] comme l’histoire de la poésie en a compté en grand nombre — et en comptera sans doute encore. Mais il faut voir autre chose dans cet exercice : avant tout, « la certitude [...] que tout est rythme » [36], et celle, qui croise l’histoire de la poésie avec celle de la pratique de l’improvisation en jazz, que toute référence relève à la fois de la mention déférente et du jeu parodique. S’il y a un lyrisme critique chez Jacques Réda, dans la lignée initiée par Rimbaud, c’est plutôt sur ce versant mélomane, d’« une poésie pour l’oreille, alors qu’une grande part de la poésie du XXe siècle, depuis la couleur des voyelles et la mise en page du Coup de dés, est faite pour l’œil » [37]. Et si « ça fait comme l’ébauche d’une figure de rumba sur l’horizon [38] », c’est bien parce que la modulation rythmique se joint à la modulation lyrique suivant la perspective d’un mouvement total [39], qui s’apparente, pour une partie de l’histoire poétique, dans le sillage de Valéry si l’on peut dire, à un danser [40].
« Fugue », écrit Marie Joqueviel, « cristal-lisant ce qui simultanément s’analyse (Battement), se développe (Battues), se déploie (Le grand orchestre), en s’étant diversement éprouvé pendant près d’un demi-siècle d’écriture, invente sa forme, résolument inédite [41] », qui mêle vers, verset et prose en une nouvelle matière lyrico-rythmique.
Il s’agit alors de restituer l’énergie de la langue en mouvement : c’est en cela que, par un rapprochement peut-être surprenant au prime abord, la lecture de Ponge (et de quelques autres) se partage, chez Jacques Réda, avec celle de Claudel : en référence à « quelques grands types de proses (on pense à Proust, à Céline, à Ponge, à Claudel) qui ne sont pas que l’expression d’une œuvre particulière ni un élément de sa substance, mais bien sa substance même opérant dans la langue un ressaisissement et une transmutation [42] », en insufflant de la sorte « à l’horizontalité errante de la prose une verticalité qui fait sens et rythme » [43]. Ainsi, le rythme du monde répond au rythme de l’écriture, en révélant leur correspondance [44], et une réciprocité s’organise entre le paysage et la page de prose ou de vers. Comme, récemment, à travers la composition d’une marine poétique, à situer entre Connaissance de l’Est et Le Carnet du Bois de pins [45] :
Bois de pins parasols profond en bordure de mer.
Il me semble fouler, pieds nus, un tapis élastique
Où s’étouffent les pas. Le silence est presque mystique.
Le vent seul y chuchote et lit, en permanence ouvert,
Un seul livre dont il caresse en lisant chaque signe :
Un seul idéogramme intraduisible, en mille aspects
Divers, et dont chacun, comme les vrilles d’une vigne,
Détient sans le savoir le sens de tout.
Enfin la paix :
Savoir que je sais me suffit. Peu m’importe la glose
Que j’en pourrais donner. La plus juste est — comme le pin
S"accomplit en étant un pin, et la rose, une rose —
D’être ce passant disparu dans le jour qui s’éteint [46].
Dès lors, il ne nous reste, sans trop nous soucier d’être sentimentaux, non plus que naïfs, qu’à susciter nos souvenirs à la pelle, comme autant de traits iconographiques qui, à travers les attaches d’une personnalité singulière, composent l’un des portraits-types du poète moderne parisien de la fin du XXe siècle (l’air bougon de Réda, le Solex de Réda, l’humour de Réda, son goût pour la marche, pour le son du blues, pour l’herbe des talus [47] ou pour le pissenlit surgi d’une faille dans le goudron), ainsi que nos lectures : afin d’en charger, avec bonheur et sans regrets, notre bagage et de continuer notre route dans un monde changé — par des révolutions numériques et donc industrielles que le poète, flâneur et arpenteur du bitume [48], avait décidé, lui, d’ignorer [49].
Chantonnons en chemin la célèbre rengaine des feuilles mortes et des pas qui s’effacent sur le sable, en compagnie, non de Count Basie ou de Duke Ellington : plutôt d’Erroll Garner dans une reprise inventive et non dénuée d’ironie, mais d’une infinie tendresse, pour un dernier hommage by the sea [50].
Marie Frisson
Pour citer cette ressource :
Marie Frisson, « Zigzag en deux-roues dans le bois de pins. Jacques Réda (1929-2024), lecteur de Francis Ponge », Publications en ligne de la SLFP, automne 2024. URL :
http://francisponge-slfp.ens-lyon.fr/?Traversee-du-bois-de-pins-en-deux